HISTOIRE DE LA CSF SOUS L'OCCUPATION, « l'enfance de Thales »

Les contrôles de l'ingénieur Thies à Cholet 


(Création  11 novembre 2012)

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L'auteur

A l'usine SFR de Cholet, les Allemands de Telefunken avaient délégué un représentant permanent dont la présence devait faciliter l'industrialisation par une usine française de matériels dont les dossiers de fabrication avaient été faits dans les bureaux d'études de Telefunken à Zehlendorf, près de Berlin. Cet ingénieur, Thies, surnommé l'amiral, car il portait un uniforme de la marine allemande, a séjourné suffisamment longtemps à l'usine de Cholet pour avoir marqué les esprits de tous les témoins de l'époque. Tout à fait inopinément, j'ai découvert quelques-uns de ses cahiers d'ingénieur aux archives du monde du travail de Roubaix (CAMT). Les sujets traités sont très terre-à-terre, mais l'intérêt de ces documents est qu'ils permettent d'enraciner la réalité de la collaboration SFR-Telefunken dans le quotidien.

L'amiral et le sergent
Les cahiers de l'ingénieur Thies
Douze mois pour régler les problèmes
La fiche de test du DRCM 1/6
La fiche de test de l'AS 59 Un flicage exceptionnel Présence allemande à Cholet

L'amiral et le sergent

En septembre 1941, un représentant de Telefunken, Fenske, avait visité Cholet et les interlocuteurs qu'il avait rencontrés avaient exprimé la demande d'une présence permanente de Telefunken afin de résoudre encore plus efficacement les différents problèmes de fabrication1. D'une façon générale, la présence allemande à l'intérieur de l'usine est relativement discrète. L'ingénieur Thies qui porte un uniforme de la marine est surnommé « l'amiral »2. Ce n'était pas un mauvais bougre « il n'a jamais emmerdé personne » écrira Rebillard, l'un de ceux qui travaillent avec lui quotidiennement. D'ailleurs, lorsqu'il devra partir en août 1944, Rebillard n'hésitera pas à lui donner un coup de main pour charger sa voiture et lui souhaiter bonne chance. Par contre, le même Rebillard se méfie comme de la peste d'un petit sergent qui met son nez partout et que l'on croit prêt à collaborer avec la Gestapo3. Je n'ai pas réussi à savoir quel était, de Thies ou du petit sergent fouineur le plus gradé, et si le sergent relevait du Büro parisien de Telefunken4.

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Les cahiers de l'ingénieur Thies

Nous avons un aperçu très précis des activités de l'ingénieur Thies grâce à trois cahiers carbone « autocopiants » où est consignée une partie de la correspondance de Thies entre juillet 1941 et octobre 1942. Vraisemblablement, Thies a commencé à remplir son cahier de note à Paris et a été affecté à Cholet dans le courant du mois de septembre. En fait, il a utilisé 9 cahiers de 100 pages chacun sur cette période, et seuls les cahiers 1, 3 et 9 ont été conservés. Je ne sais comment ces trois cahiers ont été miraculeusement récupérés et finalement acheminés vers les archives du monde du travail de Roubaix5. Les copies carbone que l'on retrouve dans ces carnets concernent des correspondances le plus souvent destinées au bureau parisien de Telefunken ou à la SFR de Cholet, mais aussi parfois à Telefunken Berlin ou au BCA (Bureau des commandes allemandes) de la SFR du boulevard Haussmann. Le représentant de Telefunken à Cholet se limite presque exclusivement aux considérations techniques relatives à la bonne exécution d'un certain nombre d'affaires en cours. Les correspondances sont rédigées, d'une façon générale, en allemand, et parfois, lorsqu'elles sont destinées à la SFR, traduites dans un mauvais français. Jamais aucune mention explicite n'est faite du sergent évoqué par Rebillard. Peut-être était-il directement rattaché à la Kommandantur de Cholet ou à la Rüstungsinspektion du Mans.

Carnets Thies

Dans les courriers internes, jamais n'apparait une référence patriotique du type « Heil Hitler » ou même « mit deutschen Gruss » (salutations allemandes), formules couramment utilisées dans les courriers professionnels de cette période. Sur certaines périodes, la signature de Thies est remplacée par celle de Lorenz, dont on trouve une trace dans les carnets de compte de Telefunken Paris ou d'un certain Mercke. Les traductions sont écrites avec l'écriture de Thies. Le fait qu'elles ne soient pas systématiques laissent penser qu'elles n'étaient pas indispensables et que l'usine de Cholet avait dans ses services quelques germanisants capables de déchiffrer la prose de Thies même lorsqu'elle n'était pas traduite.

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Douze mois pour régler les problèmes

Au début de 1941, un certain nombre de nouvelles fabrications concernant des appareils conçus par Telefunken sont lancées. Entre le moment où les bons d'approvisionnement sont délivrés par les autorités compétentes et celui où le matériel sort de façon routinière, muni des étiquettes qui prouvent que tous les tests ont été accomplis avec succès, il se passe généralement au moins douze mois pendant lesquels de multiples problèmes doivent être réglés. Par exemple, l'accessoire « sac-à-dos » du fameux émetteur-récepteur 15 watts dont s'occupe Rebillard (voir la photo du SE 469) est normalement équipé d'un interrupteur Siemens. La SFR propose de les remplacer par des interrupteurs français L8235 Pos. Thies doit alors demander, le 10 juillet, l'autorisation à Berlin qui répond qu'il faut vérifier que les deux modèles de relais sont interchangeables. La réponse provient finalement le 19 août de Berlin: Les mêmes genres de problèmes reviennent pour pratiquement tous les composants: condensateurs, tubes, pour lesquels les composants d'origine, allemands, peuvent être remplacés par des composants français.

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La fiche de test du DRCM 1/6

Lorsque tous les litiges ont été arbitrés et que la machine de production de Cholet accouche de son premier appareil, Thies est en première ligne pour superviser les tests, dresser éventuellement la courbe de calibrage attachée à chaque appareil et vérifier la conformité aux spécifications en appliquant un protocole de test élaboré pour chaque modèle. Par exemple, le 12 octobre 1942, le premier récepteur DRCM (voir le plan du DRCM 1/6) sorti de la fabrication donne lieu à la rédaction de la note suivante, adressée à la fois au BCA (Bureau des commandes allemandes de la SFR) de Paris et à la SFR de Cholet:

Le premier récepteur DRCM 1/6 signalé pour la réception présente les fautes suivante:

  • Les bouts des câbles non encore reliés à l'anode de la batterie doivent être munis d'un embout anode. (L'embout anode doit être réalisé comme pour les boites d'accessoires ZT29A).

  • Les anodes ainsi que le contact des accus doivent être rendues reconnaissables par une plaque de désignation.

  • La plaque marquée « Hochspannung » (Haute tension) est à changer contre une plaque marquée « Anodenspannung »  (tension anodique).

  • L'échelle en papier gradué se détache, elle est à remplacer par une échelle en métal.

  • Le commutateur ondes longues ne s'engage pas franchement.

  • Les lampes bleues éclairantes sont à changer contre des blanches (trop sombres)

  • Les différentes positions du commutateur de gammes d'ondes ne sont pas bien définies.

  • Les câbles pour les accus sont connectés à la batterie sans être fixés au chassis.. Il faut prévoir une attache dans une matière isolante.

La recette électrique Telefunken n'a pas encore eu lieu

Cette liste d'observation est dactylographiée, sur deux colonnes, allemand et français. J'ai été amené à reprendre le français. Certaines phrases semblent avoir été produites par un mauvais traducteur automatique du XXIe siècle. Par exemple la phrase «Die Bandbreite Schalter rastet nicht eindeutig » concernant le commutateur ondes longues est traduite par « Le conjoncteur largeur de ruban repose sur de mauvaises interprétations ». Sans sombrer dans l'excès de zèle, les techniciens français ont quand même dû faire preuve d'un minimum de bonne volonté pour comprendre un charabia pareil.

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La fiche de test de l'AS 59

On peut comparer ces observations à la liste dressée un an plus tôt par le même Thies pour l'émetteur 200 Watts AS59 fabriqué à Levallois et dont plus de mille exemplaires produits par l'usine de Levallois seront livrés à Telefunken. Alors que dans le cas de l'AS59, Thies avait noté de très nombreux problèmes de manque de finition, les problèmes relevés par Thies pour le premier DRCM sont presque exclusivement d'ordre ergonomique. Comment interpréter ? Il est bien possible que les Français n'aient plus envie de recevoir des remontrances touchant à la qualité de leur travail et qu'en octobre 1942, ils corrigent, avant l'inspection allemande, les problèmes de perçage qui ne débouchent pas, de pièces mal ébavurées et de trous qui ne sont pas les uns en face des autres.

Revenons aux tests de l'AS59. Thies avait établi le 12 août 1941 une liste de quinze malfaçons, avant même que le protocole de tests électriques ne soit mis appliqué10. Les livraisons régulières ne pourront pas commencer avant mars 1942. Six bons mois, donc, pour passer du brouillon français à la qualité allemande. Attardons-nous un moment sur les remarques concernant l'AS59.

Concernant les panneaux en fonderie dont Thies fait remarquer que la pièce de fonderie est particulièrement simple.

  • La surface est très rugueuse et présente des soufflures qui s'avèrent être sales, pour la plupart. Les bords et les fentes ont encore des coutures en force

  • Visiblement, beaucoup de trous ne débouchent pas. Par ailleurs, dans de nombreux trous, l'ébavurage n'est pas fait.

  • Les surfaces de contact doivent être lisses et légèrement graissées.

Conclusion: Les panneaux ne sont pas utilisables dans l'état actuel des choses.

Concernant ensuite le montage du Châssis:

  • De nombreux trous dans le châssis en métal ainsi que dans les bandes de tissus vissées ne sont pas en regard.

  • En fait, chaque trou doit être ébavuré des deux côtés. En outre, les surface de contact ne sont pas nettoyées de la peinture de bronze et ne sont pas dégraissées non plus.

  • Les ressorts et les broches des embases de tubes doivent être légèrement graissées avant l'insertion du tube.

Un flicage exceptionnelConnections et soudures

  • La conception des couleurs et de l'étiquetage est, en gros, insatisfaisante. L'écriture doit être, si possible, claire et lisible.

  • Le rouge utilisé est trop sombre, in doit utiliser un rouge vif lumineux. Tous les panneaux doivent être revus..

  • Nous demandons que bords des panneaux isolants soient assez résistants pour la bakélisation.

  • Comme on l'a noté à plusieurs reprises, les cosses à souder sont mal rivetées sur les panneaux. Cette solution ne convient pas pour les cosses à souder, car le risque existe que le rivet soit desserré. Il faut mettre un soin particulier sur les trous d'ébavurage.

Faisceaux de câbles

  • Les points nodaux doivent être fixés avec du vernis, de la peinture bakélite où quelque chose de similaire.

  • Pour attacher les faisceaux de câbles, il faut utiliser des fils imprégnés.

  • Il convient d'être particulièrement vigilant pour éviter d'endommager les isolations des fils.

Cornières

  • Les cornières présentent les défauts suivants auxquels on doit remédier avant tout par un autre traitement: Les perforations des 4 fixations sont fortement entachées de bavures. Il s'avère que le bourrelet extérieur n'est pas conforme. Les panneaux avec des fentes sont parfois pliées un peu trop fort.

  • La cornière, une fois finie, doit avoir une surface extérieure lisse et propre. Si cette exigence n'était pas satisfaite, il faudra effectuer un polissage ultérieur.



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Un flicage exceptionnel

Tout au long de ces cahiers, on voit l'ingénieur Thies exercer son contrôle avec conscience et rigueur, mais toujours dans la sérénité. La SFR, on s'en souvient avait tenu à lui adresser ses félicitations et à louer son efficacité (chapitre 6, La normalisation)6. Je n'ai noté qu'une seule fois où Thies sort du cadre très technique du contrôle qualité et de son rôle d'intermédiaire pour se livrer à des observations à la limite du flicage, mais même dans ce cas, il le fait avec une parfaite franchise, en avertissant la SFR en même temps que ces supérieurs de Paris, afin que, finalement « tout reste en famille ».

« J'ai remarqué dans la salle de montage de l'ondulateur que des plaques rondes en laiton nickelé étaient usinées avec une épaisseur de 20 mm. Ces pièces ont un usage purement décoratif. Comme j'ai des instructions très strictes de la Rü-In (Rüstungs Inspektion), concernant les économies de métaux dans les entreprises sous contrôle, je suis en devoir d'avertir la SFR que l'utilisation du laiton pour cet usage est interdit. »7

L'ondulateur en question, dont nous avons déjà parlé (Voir la page sur l'ondulateur Ultrarapid) et que la SFR a tenté de vendre, sans succès, semble-t-il, aux Allemands ne faisait pas partie des affaires normalement gérées par Thies, il s'agissait d'une fabrication SFR pour le marché français, une exception, semble-t-il, à l'usine de Cholet.

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Présence allemande à Cholet

Nous n'avons aucune indication sur la vie sociale de l'ingénieur Thies, basé à Cholet. Malgré les relations apparemment assez cordiales qu'il entretenait avec ses « kamaraden » de la SFR, il n'a jamais repris contact avec eux. En l'absence de souvenirs autobiographiques, nous sommes amenés à supposer qu'il était plus ou moins inséré dans la communauté allemande de Cholet. A Cholet est établie une Ortskommandantur, qui deviendra une Kreiskommandantur et qui dépend de la Feldkommandantur d'Angers. Aux premiers jours de novembre 1940, s'est installé à Cholet à la tête de cette Orstkommandantur le commandant Von Trotha un officier autrichien décrit par le maire comme anti-nazi, ne venant jamais à la Kommandantur, car il avait établi son quartier général à la terrasse d'un café. Il appréciait beaucoup le vin d'Anjou, donnait des petits concerts d'orgue à l'église Saint-Pierre et aurait aussi fréquenté des maisons « que la morale réprouve et que la police tolère ». Von Trotha est resté à Cholet pendant 12 à 16 mois, avec des subordonnés très actifs, comme le lieutenant Suza, avocat dans le civil. Von Trotha a été remplacé par le capitaine Von Klein sur lequel nous n'avons pas d'informations.8

Combien d'Allemands à Cholet pendant l'occupation ? Les Choletais parlent d'un grand nombre de militaires allemands. Si l'on se base sur un millier de Landesschützen, dépendant directement de la Feldkommandantur, présents dans le Maine et Loire, cela pourrait en faire 200 à Cholet avec 20 officiers. En plus des Landesschützen, il y a des unités de combats, plus nombreuses sur l'ensemble de la France, dépendant de l'OKW, et massés sur la côte pour repousser une éventuelle invasion anglaise. Les possibilités de cantonnement permanent à Cholet correspondent à 100 officiers et 1000 sous-officiers et hommes de troupe. La kommandantur s'est installée depuis septembre 1940, 2, rue du Maréchal Foch, dans l'hôtel Turpault construit dans une propriété d'un hectare. Les cantonnements allemands sont installés à la caserne Tharreau, à la salle du patronage de la rue de l'abattoir et au théâtre. L'hôtel de la Poste, du boulevard Gustave Richard, fait office de foyer du soldat (Soldatheim). La moitié des officiers sont logés à l'hôtel et l'autre moitié chez des particuliers. L'Orstkommandant, par exemple, loge chez un ancien adjoint du maire 9

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Notes de bas de page

1 Compte-rendu de la réunion SFR-Telefunken du 11 septembre 1941, Annexe 44 du dossier DGER. (AN, Z/6 NL/9910-B)

2 Gaël Boudaud, Avec le vent de l'histoire, vers le IIème siècle, CGT Thomson-CSF Cholet, 1996, p.61

3 Georges Rebillard, entretien avec Joël Barraud, mémoire de maîtrise, 2002

4 Curieusement Thies n'apparait dans le cahier de comptes du bureau parisien de Telefunken (Archives du monde du travail de Roubaix, 104AQ120) qu'à partir de février 1943.

5 Mitteilungsbuch Herr Thies (Archives du monde du travail de Roubaix, 104AQ117-118-119). La première correspondance destinée au bureai parisien de Telefunken est datée du 24 septembre, ce qui laisse supposer qu'il a quitté Paris peu avant cette date.

6 Extrait du compte-rendu du Comité du 16 juillet 1942, Annexe 44 au dossier DGER.

7 Note de Thies à SFR Cholet, BCA (Bureau des commandes allemandes) de la SFR, Dr.Schutz, Voigt (Büro Paris) du 9 octobre 1942, (Archives du monde du travail de Roubaix, 104AQ119)

8 Joël Barraud, Réaction des Choletais face à l'occupation allemande et à la révolution nationale, Mi-Juin 1940-31 août 1944, Maitrise d'histoire contemporaine, (dir. Yves Denéchère), Sept 2002, pp.37-38. Barraud cite le maire Alphonse Darmaillacq, Cholet sous l'occupation, Farré et Freulon, 1946, p.19.

9 Joël Barraud, pp.39-48. Barraud cite aussi Édouard Lavaud, Angers occupée... Les formes de l'occupation allemande, 19 juin 1940- 10 août 44, mémoire de maitrise, Angers, 1998, p.23

10 Mitteilungsbuch Herr Thies (Archives du monde du travail de Roubaix, 104AQ117)


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