Les Temps Modernes

Raymond Aron

APRÈS l’ĖVÈNEMENT, AVANT L’HISTOIRE


(Les Temps Modernes, n°1, octobre 1945)

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[Note EdC: Embarqué pour Londres des Juin 1945, Raymond Aron avait été l'animateur de la revue La France Libre. De retour en France après la Libération, il est présent dans le numéro 1 des Temps Modernes avec 2 articles, celui qui est retranscrit sur cette page, suscité par le procès Pétain  et un autre, plus copieux, Les désillusions de la Liberté, qui porte sur la situation politique. Les 2 renvois en fin de textes fifuraiet comme notes de bas de page dans l'article d'origine.]

  Le Maréchal Pétain ne pouvait pas ne pas être condamné à mort, puisque certains de ses subordonnés l'avaient été pour avoir obéi à ses ordres. En raison de son âge, il ne pouvait pas être exécuté. L'issue était donc prévisible et prévue, de même que les convictions des juges, choisis parmi les Résistants et les parlementaires de l'Assemblée Consultative, ne prêtaient pas au doute. D'où cette impression d'un scénario réglé à l'avance, d'une sorte de rite collectif, auquel les participants ne croyaient qu'à moitié.

Si l'issue était trop claire, le caractère du procès ne l'était pas assez. Il s'agissait nécessairement d'un acte politique ou pour mieux dire révolutionnaire. Le Gouvernement Provisoire, sorti d'une insurrection et non d'un vote populaire, accusait celui qui avait reçu le pouvoir constituant, donc suprême, des derniers représentants élus du peuple français. La mise en forme légale était vouée à affaiblir, voire à fausser la signification de l'acte. Parler d'intelligence avec l'ennemi dans le cas d'un chef d'État, alors que le territoire national, est occupé se ramène à une pure fiction juridique. On ne jugeait pas un traître au sens vulgaire du terme, un homme coupable d'avoir entretenu dans l'ombre, par intérêt ou par passion, des relations avec l'ennemi, on jugeait l'homme qui avait sinon décidé, du moins symbolisé une politique. Un tribunal révolutionnaire eût été probablement plus honnête et plus noble.

De plus, l'accusation avait un choix fondamental à faire; ou bien elle dénonçait la politique de Vichy en tant que telle, en tant que, contraire à l'honneur, elle donnait de notre pays, au dehors, une image indigne. En ce cas, elle n'avait nul besoin de nier -- ce qui est l'évidence même — que le Maréchal Pétain a voulu atténuer les souffrances des Français. L'accusation aurait précisément reproché aux hommes de Vichy, même aux meilleurs d'entre eux, d'avoir préféré le moindre mal a l'honneur. Mais une telle accusation n'aurait pu être développée que par des Français irréprochables, par ceux qui librement avaient choisi l'héroïsme et assumé non le minimum, mais le maximum de risques. On imagine aisément ce qu'aurait pu être un tribunal inspiré par cette conception1.

Mais comment M. Mornet qui avait accepté de faire parti de la Commission de dénaturalisation (a seule fin, certes, d'en freiner les abus) aurait-il pu reprocher au Maréchal, au nom de principes, d'avoir suivi jusqu'au bout la voie dans laquell il s'était lui-même engagé, c'est-à-dire d'avoir utilisé son crédit moral pour protéger certains Français dans le malheur au risque de couvrir de son nom et de son prestige des mesures, en elles-mêmes odieuses? La lettre par laquelle il acceptait de faire partie de la Cour de Riom, révélée au cours d'une audience prouvait au moins que le Procureur général, à l'époque, ne tenait pas l'armistice pour une trahison.

Si l'on renonçait à cette conception que l'on baptisera romantique, on était amené fatalement à suivre la défense sur le terrain où telle-ci s'était résolument placée, à savoir la discussion, pied à pied, argument contre argument, des avantages et des inconvénients de la politique du Maréchal, depuis l'armistice jusqu'au débarquement allié.

Ce procès « réaliste » risquait inévitablement de se perdre dans le maquis des actes et des intentions, des intentions et des conséquences, du double jeu et du moindre mal.

Il eût été possible, pourtant, de le mener à bonne fin, mais il aurait fallu que l'accusation renonçât, dès l'origine, à incriminer l'armistice en tant que tel, pour se concentrer sur la collaboration, surtout après novembre 1 942 . En effet, l’armistice fut accueilli avec soulagement par une partie du peuple français. Plusieurs des hommes d’État de la IIIe République témoignèrent au Maréchal Pétain après l'armistice, de leurs « sentiments dévoués ». Si donc l'armistice était un crime en lui-même, le crime gagnait de proche en proche, et le Maréchal, bien loin d'en apparaître comme l'initiateur et le seul responsable, devenait pour ainsi dire le représentant d'une faute collective. Pour éviter cette contamination par le crime, un seul recours : démontrer que l'armistice n'avait pas été un acte improvisé dans une conjoncture tragique, mais l'application d'un plan conçu à l'avance.

L'accusation, malheureusement, ne put rien apporter de plus que des présomptions singulièrement faibles. La clique pro-allemande avait depuis 1935 utilisé plus d'une fois le nom du vieux Maréchal. Celui-ci aurait dit à Monzie un mois à l'avance : « Ils auront besoin de moi dans la deuxième quinzaine de mai ». Nombre de cagoulards se trouvaient à Vichy dans les couloirs de l'hôtel du Parc. Que conclure ? Weygand était à Beyrouth, Pétain à Madrid, Laval à Paris. Weygand et Laval se détestaient, et, dès le lendemain de l'armistice, le premier s'opposait à la politique pro-allemande du second. Cornu ont les trois principaux acteurs auraient-ils pu s'en-tendre 'a l'avance? Qu'il y ait eu des conversations, que certains aient songé à une contre-révolution, en cas de défaite, soit. Qu'il y ait eu, à proprement parler, complot, non seulement ce n'est pas démontré, mais ce n'est pas probable.

La faillite de la thèse du complot entraîna celle de toute la première partie du procès, sorte de procès de Riom inversé. Les mêmes personnages figuraient ici et là, niais ils avaient interverti les rôles. Les accusés d'hier étaient devenus témoins à charge. Le juge suprême d'hier, celui qui avait condamné les prévenus sans les entendre, occupait cette fois, en silence, le fauteuil de l'accusé. Les magistrats avaient changé, niais ils gardaient un point commun : les uns et les autres défendaient vigoureusement les théories du gouvernement.

On pourrait même pousser la comparaison plus loin. Le procès de Riom contribua puissamment à la réhabilitation des accusés et de la IIIe République. Le procès Pétain eut des conséquences exactement contraires. Quand les grands hommes de la démocratie, emprisonnés par les hommes de la capitulation, défendaient leur passé et la République, ils ne manquaient pas de grandeur et leurs paroles-trouvaient un large écho dans la nation. Quand, libres dès aujourd'hui et demain peut-être puissants, ils prononçaient devant un vieillard, syndic plutôt que responsable de la défaite, des plaidoyers pro domo. ils éveillaient des sentiments opposés2. En particulier, celui qui appela Pétain au pouvoir ne pouvait jouer le rôle de l'accusateur public sans s'atteindre lui-même.

Ainsi, entre le procès de principe et celui de fait, on choisit le second. Entre le procès de l'armistice et celui de la collaboration, on choisit d'abord le premier (la plupart des témoin, à charge déposèrent sur les événements antérieurs au 25 juin 1940). La défense de son côté s'était préparée au procès de la collaboration et accumula les dépositions de témoins, destinées à soutenir la thèse du double jeu ou du moindre mal ou éventuellement, du martyre. D'où l'impression curieuse de beaucoup de spectateurs : la défense marque des points (on connaissait déjà les arguments de l'accusation, puisqu'ils s'appuyaient sur des faits et des actes publics, on ne connaissait pas tous ceux de la défense, puisqu'ils invoquaient des paroles ou des actes secrets). Et pourtant le réquisitoire, par la simple accumulation des textes et des faits, fut accablant : Rien d'essentiel n'avait été modifié, par les témoins à décharge, des termes dans lesquels se posent rétrospectivement les problèmes décisifs.

*

Le duel Weygand-Reynaud rappela à ceux qui 'trouvaient commode de l'oublier, que les circonstances imposaient à la France, en juin 1940, un choix en tout état de cause tragique.

Capitulation militaire ou capitulation politique? Ou bien l'armée française mettait bas les armes, comme l'avait fait l'armée hollandaise, laissant le gouvernement libre de poursuivre la guerre au dehors, ou bien le gouvernement demandait l'armistice, ce qui entraînait automatiquement la cessation des hostilités dans l'empire. Les militaires, Weygand en tête, tenaient la première solution pour contraire à l'honneur, de l’armée, les -hommes politiques (Reynaud, Herriot, Jeanneney, Léon Blum) tenaient la seconde pour contraire à l’honneur de la nation. La capitulation en rase campagne n'est pas admise par le code de justice militaire, niais la rupture des alliances en pleine guerre n'est pas tolérée non plus par le code non écrit de la morale des États.

Il n'importe guère de reprendre cette discussion aujourd'hui : entre les civils, une sorte d'unanimité s'est établie. Mais pourquoi un militaire jugeait-il que l'armée aurait été déshonorée si elle avait capitulé et que le pays ne l'était pas s'il retirait de la lutte, sans y être contraint, les bases, les vais-seaux, les avions dont il disposait encore ? On a parlé, avec exagération me semble-t-il, du souci de l'ordre social ». D'autres motifs plus puissants ont joué. Ce qu'ils avaient admis dans le cas de l'armée hollandaise, nos généraux se refusaient même à le concevoir .dans le cas de l'armée française. Leur pensée en restait à l'époque où les dimensions de notre pays rendaient inconcevable une telle éventualité. De plus, leur pensée se mouvait à l'intérieur de cadres étroits, ceux d'une discipline, d'un métier. Elle commettait l'erreur classique, dénoncée par les philosophes depuis Platon : juger de l'ensemble en fonction d'une partie, prendre une décision, suprêmement politique, pour des raisons étroitement professionnelles.

En dehors de cette alternative (les deux modalités de la capitulation), la discussion, en 1945 comme en 1940, entrechoqua des arguments désormais bien connus : une capitulation militaire aurait condamné l'armée entière à la captivité: l'Afrique du Nord, presque sans matériel, avait-elle les moyens de se défendre ? Dans le sens contraire, on fait valoir la contribution qu'auraient apportée à la lutte la flotte, l'aviation, l'empire.

La suite de l'histoire a trompé l'attente des uns et des autres. On ne saura jamais si les Allemands auraient attaqué l'Afrique du Nord en passant par l'Espagne. On ne saura jamais si, en ce cas, nous aurions ou non « tenu ». Mais à supposer que nous ayons tenu, il est ,hautement improbable que Hitler eût attaqué la Russie au printemps 1941, en laissant les forces franco-anglaises maîtresses de la Méditerranée. Dans la mesure où l'armistice a précipité indirectement l'intervention de l'armée rouge, il a servi la cause alliée.

Mais qui ne voit que ces suites n'ont pas été voulues et que les conséquences de l'acte valent-mieux-que les intentions-des acteurs? La décision de l'armistice parait rétrospectivement justifiable, sur le plan des faits, parce que les choses ont bien tourné. Churchill pouvait dire sincèrement au général Georges, au début de 1943, qu'en somme l'armistice avait préservé l'Afrique du Nord et que celle-ci était plus utile en novembre 1942 qu'en juin 1940 (alors qu'aucun des Alliés n'avait d'armes). Mais en 1940 le gouvernement anglais avait une autre opinion : en se retirant du jour au lendemain de la bataille, la flotte française aggravait d'autant les charges de la Royal Navy; Des hommes farouchement résolus à vaincre n'auraient pas assumé à la légère un tel risque.

Enfin, n'oublions pas que ni le prestige, ni l'unité morale de la France ne sont entièrement remis du coup que leur porta l’armistice


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De juin 1940 à novembre 1942, le Maréchal lui-même (ou, (et) son entourage) est résolument attentiste. Il s'oppose ce qui risquerait d’entraîner la France en guerre aux côtés des Allemands. Plus nettement que Laval ou Darlan, il s'efforce de s'en tenir, au moins dans l'ordre militaire, aux clauses de l’armistice.

Durant cette période, les Alliés souhaitaient la prolongation de cette demi-neutralité pour éviter que la flotte et l'empire ne tombent aux mains de l'ennemi et pour s'emparer eux-mêmes de l'Afrique en temps opportun. En dehors de ces deux objectifs, atteints en novembre 1942, tout le reste remis, dans la perspective globale du conflit, leur paraissait secondaire.

L'accusation devait donc, pour cette première phase, faire une distinction entre le régime de l'armistice en tant que tel, et les actes de collaboration qui dépassaient les nécessités de droit et de fait. Ces actes, au moins des débuts d'actes, n'ont pas manqués : projet de reconquête des colonies passées à la « dissidence », Montoire, protocole de mai 1941, Syrie, recrutement de la Légion antibolchevique. Mais il n'est pas facile de mesure en chaque circonstance, la responsabilité propre de Pétain. Pratiquement, Moratoire n'aboutit à rien. Laval fut chassé le 13 décembre. Le protocole de mai 1941 ne fut pas ratifié (bien qu’il reçut en Syrie un commencement d'exécution Même le rappel de Laval en avril 1942 ne prouve pas absolument l'intention de pousser plus loin la collaboration ou militaire avec l'Allemagne.

Jusqu'en novembre 1942, la théorie de l'attente n'est pas en contradiction formelle avec les faits. «Loyal aux Allemands et aux Anglais », le Maréchal Pétain avait la chance singulière de ne contredire trop nettement ni aux désirs des Allemands ni à ceux des Anglais, parce que les uns et les autres, pour des raisons contradictoires, acceptaient cette neutralisation provisoire de la Méditerranée occidentale.

Mais cette défense ne couvre pas deux séries d'actes : réformes intérieures et la persécution des communistes. Entendons-nous bien : la loi contre les francs-maçons n'équivaut pas à la trahison. Mais utiliser la défaite pour entreprendre une révolution contraire aux vœux de la majorité de la population, est moralement bas et politiquement odieux. Il est normal que le régime, sorti de la victoire et soutenu par volonté nationale, châtie ceux qui se sont appuyés sur les baïonnettes ennemies pour satisfaire leurs ressentiments.

Il n'en va pas autrement des mesures prises contre les communistes. Les lois appliquées jusqu'au printemps 1941, nous dit-on, étaient celles qu'avait faites le gouvernement Daladier ? Il se peut, mais elles répondaient à l'attitude prise alors par les communistes à l'égard de la guerre, elles prenaient une signification radicalement autre quand les communistes menaient héroïquement la lutte contre l'ennemi. Là encore, politiquement, le verdict s'impose.

Quant à la législation raciale, elle nous ramène à la controverse du moindre mal. Il est certain que la zone inoccupée a offert un abri à de nombreux israélites. Il est possible que le statut des juifs ait servi quelque temps « d'écran de protection » et, en retardant l'application intégrale des lois de Nuremberg, ait atténué les misères des juifs. Sans l'armistice, ceux-ci auraient probablement souffert physiquement davantage. Mais qui osera dire que ces intentions humaines aient été celles de Xavier Vallat, de Charles Maurras ou de Darquier de Pellepoix ? A nouveau, on bute sur l'équivoque des intentions et des conséquences.

Jusqu'au. débarquement allié en Afrique du Nord, le Maréchal Pétain était resté à la limite des fautes irréparables : il les commit en novembre 1942.

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Le débarquement des Alliés en Afrique du Nord marque la fin de l'attentisme : les derniers atouts de Vichy, empire, flotte, étaient voués, à partir du 8 novembre, à passer d'un côté ou de l'autre - à moins de choisir la mort dans la solitude. L'empire, après trois jours d'hésitation, choisit la lutte pour la libération, la flotte préféra le suicide.

Pour disculper Pétain et de ces hésitations et de ce suicide les avocats invoquèrent le télégramme secret envoyé à Darlan sous l'influence de l'Amiral Auphan. Mais ce télégramme, moins catégorique qu'on le dit, ne justifie pas le Maréchal . car la seule manière pour lui de se sauver moralement et politiquement eût été de partir pour Alger. Alors la flotte aurait repris la lutte. Alors il ramenait à la France, c'est-à-dire à la Résistance, les bons Français égarés par son prestige. Resté en France, multipliant les messages contre les dissidents il empêchait l'unité totale de la nation. 11 ne trompait guère les Allemands, mais il continuait de tromper certains Français.

Certes, Pétain s'est intéressé pratiquement jusqu'au bout (il y a une déposition relative à la fin de 1943) à l'organisation clandestine de l'armée. Mais, en même temps, il a couvert la nomination et l'action de Darnand, comme s'il ne concevait de résistance que dirigée par des généraux, comme s'il était incapable de reconnaître dans les « terroristes» du maquis les soldats de la nouvelle armée. Il n'est plus question d'attente, il n'est plus guère question de double jeu, il ne subsiste que le possible argument du moindre mal matériel.

Les témoignages n'ont pas manqué qui prouvent que Pétain et même Laval ont freiné les exigences et atténué les exactions de l'occupant. Et nous n'en disconvenons pas. Que certains fassent mine de s'en étonner me paraît le seul sujet d'étonnement. Alors quoi? Imagine-t-on que Pétain et Laval ai envoyé le maximum de Français en Allemagne ? Qu'ils aient poussé l'ennemi au maximum de fusillades ? Il faut attendre les tueurs et les traîtres fanatisés, Darnand et Déat, pour que l'administration de Vichy aggrave consciemment, au lieu de la réduire, la violence de l'ennemi. Il n'est pas exclu, encore que ce soit indémontrable, que la condition des Français, soumis à un Gauleiter, eût été pire encore (bien que la police française, indispensable à la Gestapo, n'eût pas obéi à un Gauleiter comme au ministre du Maréchal). En tous cas, à partir de 1943 et des déportations massives, plus encore à partir de 1944, de la répression du maquis et des crimes de la milice, la présence de Pétain rapportait toujours moins matériellement et coûtait toujours plus moralement. L'homme, quel qu'il fût, quelques que fussent ses intentions, qui acceptait de couvrir de pareilles atrocités, se déshonorait et la nation se devait de le condamner solennellement.

Il est loisible d'imaginer, comme l'a tenté Me Isorni, un Pétain-martyr offrant aux Français le bouclier de son honneur. Mais pouvait-il y avoir rien de pire pour la France que la persécution des patriotes par une police se réclamant d'un Maréchal ? Pouvait-il y avoir rien de pire que l'équivoque entretenue jusqu'au bout sur le sens du devoir ? Au reste, il est une réponse plus simple encore : si l'on prête à Pétain une telle intention, sublime et absurde, on lui prête aussi la volonté ou du moins l'acceptation anticipée du châtiment que la nation ne pouvait pas ne pas infliger à celui qui, fût-ce pour la sauver, avait paru la trahir.

*

Après comme avant le procès, un mystère subsiste entier. Quelle fut la psychologie de cet homme? Ambition sénile du pouvoir? Inculture politique, presque, sans limite? Vanité aveugle qui lui faisait Croire indispensable son maintien au pouvoir? Obstination à se croire seul investi d'une légitimité, depuis longtemps tombée en déshérence ? Pitié pour les Français livrés à la cruauté de l'ennemi ? Reprise, sous une forme nouvelle, de cette volonté, naguère juste, de vaincre en réduisant les sacrifices? Préjugés réactionnaires ou fascistes contre les parlementaires et les institutions démocratiques? Le Maréchal Pétain, dans fond de son cœur, a été hostile aux Allemands, et son dernier gouvernement ne comptait guère que des traîtres qui avaient joué leur vie sur la carte de la victoire hitlérienne.

Chacun compose un portrait qui ne coïncide ni avec l'image d'Épinal de 1940, ni avec l'image d'Épinal (de sens contraire.) de 1945. Renonçons à débrouiller l'écheveau de cette âme nouée, abandonnons au passé ce mort vivant et cette tragédie usée. Faisons confiance non à la sérénité de l'histoire — elle ne sera ni plus juste ni nécessairement mieux informée que nous — mais à la force de l'oubli.

Raynond ARON

1 La mère, dont le fils avait été tué dans la lutte contre les Alliés, Résistant arrêté par la police française, ne discutaient pas, ils n'argumentaient pas : sans Pétain y aurait-il eu plus ou moins de Français sacrifiés. Ils n'en savaient rien et ils ne voilaient pas le savoir. Ce qui leur paraissait, intolérable, eu tout état de cause, c'est que la politique de Vichy eût entraîné de pareilles conséquences

2 Cette remarque ne s'applique pas à Léon Blum, qui montra, du procès, une parfaite dignité.