La famine en Ukraine dans les livres d'Histoire

 

Intermède: Histoire de l'Histoire du Goulag

 

Si l'absence de liberté et la terreur qui régnaient en URSS étaient des vérités largement admises en occident, jusqu'auprès des compagnons de route du parti communiste, l'ampleur du système concentrationnaire dont l'appellation de Goulag a été communément répandue après la publication en 1973 de l'Archipel du Goulag, par Soljenitsyne. Depuis la dénonciation des "crimes de Staline" par Khrouchtchev, en 1956, la lente acceptation de la critique du stalinisme par le PCF qui ne devient vraiment acquise qu'après la mort de Thorez en 1963, depuis la formation d'une extrême-gauche française issue de la contestation de la guerre d'Algérie, dont les différents organes se posent plus souvent en concurrents du PCF qu'en compagnons de route, l'opinion publique française, était préparée, y compris dans les milieux de gauche à admettre cette vision de l'URSS de Staline comme un immense camp de concentration.

 

Auparavant, les éléments d'information sont là, à disposition de qui veut bien les prendre, mais il se passera bien 20 ans, pour s'en tenir à l'après-guerre, de 1945 à 1965, avant que le Goulag et ce qu'il recouvre ne devienne une vérité historique acceptée par tous. J'emprunte en le résumant, à l'article de Jean Rabaut puiblié dans Le Monde daté du 17-18 octobre 1982

 

Avant-guerre, Rabaut cite la revue syndicaliste révolutionnaire , la Révolution prolétarienne, qui ouvre une rubrique des "emprisonnés et déportés". C'est cette revue qui publie à partir de 1934 des notes signées Yvon, qui seront reprises en 1936 dans un ouvrage, sous le titre L'URSS telle qu'elle est.  L'auteur, Yvon Guiheneuf est un technicien communiste qui a séjourné en Russie. Son livre est préfacé par André Gide.

 

"Le camp de concentration est d'origine relativement récente. Comme le nombre des emprisonnés s'accroissait formidablement, il devenait non seulement impossible de les loger dans les prisons, mais même de les nourrir sans conduire l'Etat à la faillite alors l'imaginatif Guépéou inventa le bagne-entreprise commerciale dénommé camp de concentration ".
"Réunis par groupes de plusieurs dizaines de mille au milieu de marais à assécher ou de forêts à défricher, ou sur l'emplacement de canaux à creuser, les bagnards sont parqués dans des baraques "Adrian", sous la garde de troupes du Guépéou ".

Rabaut cîte également le Staline de Souvarine, en insistant sur le fait que c'est un livre qui a du succès auprès de revues ou journaux aussi divers que l'Émancipation, le Temps, Gringoire,  Révolution prolétarienne, dans l'École libératrice, et Le Populaire. Souvarine donne bien une estimation de 5 à 10 millions de bagnards, mais en y regardant de près, ce livre de presque six cents pages ne compte guère que 2 ou 3 pages (480? 481, 534) consacrées au système concentrationnaire. Vive la Liberté, de Dorgelés (1937) et Au pays du grand mensonge de Ciliga (1938) sont les deux autres titres cîtés par Rabaut qui pose alors la question: Comment s'expliquer qu'après tout cela les camps soient restés inconnus de l'immense majorité des Français ?

 
"…Qu'est-ce que la dénonciation des camps apportait à la droite? Elle tenait depuis toujours le pays des bolcheviks pour monstrueux : alors, un peu plus, un peu moins... Quant à la gauche, un PC inconditionnel … l'image de la grande révolution d'Octobre couvrant toujours les réalités staliniennes …l'incapacité des humanitaires à concevoir un certain degré d'horreur, le sentiment qu'on ne pouvait demander à la Russie les mêmes libertés personnelles qu'à la France… "

 

Rabaut développe ensuite les diverses raisons qui peuvent pousser la gauche à ne voir dans l'antistatlinisme qu'une obsession de la droite et le contrepoids qu'offraient à ces témoignages certaines prises de positions comme celle de la Ligue des droits de l'homme qui adopte un rapport d'un nommé Rosenmark, conseiller juridique de l'ambassade soviétique, qui conclue à la parfaite régularité des procès de Moscou.

 

Dans l'immédiate après-guerre, l'URSS figure en bonne place dans le camp des vainqueurs de l'Allemagne nazie si bien que personne ne songe guère à enquêter sur le système concentrationnaire soviétique, mais la question des camps ressurgit avec la guerre froide. En 1947, Dallin et Nicolaievsky, des mencheviks vivant aux Etats-Unis publient en anglais Travail forcé en URSS, traduit en français en 1949 et qui dénombre de façon très précise cent vingt-cinq camps où sont internés toutes sortes de détenus: paysans suspects d'individualisme, personnes ayant résidé à l'étranger ou ayant correspondu avec leurs familles qui y sont établies, victimes de leurs convictions religieuses, fonctionnaires, souvent membres du PC, coupables de "délits politiques". Ils donnent une estimation de la population des bagnes soviétiques. Entre 7 et et douze millions. Alexandre Werth, journaliste spécialiste de l'URSS  conteste les chiffres de Dallin et Nicolaievsky et propose une fourchette entre 1,5 et 2 millions. Plus tard, en 1967, il reconnaitra avoir volontairement sous-estimé ses chiffres : " Il y avait une bonne raison à cela. En 1948, la guerre froide battait son plein, et beaucoup de gens en Angleterre, et particulièrement aux Etats-Unis, préconisaient une guerre préventive contre la Russie: Et le bagne était leur argument favori… Oui, j'avais d'excellentes raisons de me battre… Et je ne le regrette pas." (Caute, p. 131)

 

Le nombre de concentrationnaires à la fin de la guerre est estimé à 20 millions par Michel Collinet dans Tragédie du marxisme paru en 1948.

 

Aucun de ces ouvrages ne connaitra le succés de J'ai choisi la liberté, de Victor Kravchenko, publié en 1947 aux Etats-Unis sous le titre I chose Freedom et très vite traduit en français et dans la plupart des langues européennes. La revue littéraire communiste Les Lettres françaises traitent Kravchenko d'ivrogne et de faussaire. Kravchenko attaque en diffamation et gagne son procés qui se déroule du 24 janvier au 4 avril 1949. Un chapitre entier, Travail libre et travail d'esclave concerne les camps, mais le livre n'a pas d'ambition d'une étude historique, il s'agit d'un témoignage. Le parcours de Kravchenko, cependant, est suffisamment diversifié pour dévoiler de larges pans de la réalité soviétique.

Margré son issue victorieuse, le procés n'a pas réussi à ébranler les convictions des intellectuels communistes et des compagnons de route comme Jean Cassou, qui considèrent comme sacrilège de vouloir s'en prendre à l'Union Soviétique.  L'existence d'un système concentrationnaire inhumain en URSS reste une affaire de conviction personnelle.

 

En 1949, l'ancien trokskiste David Rousset ancien résistant déporté à Buchenwald, choisit un journal plutôt marqué à droite, le Figaro littéraire, pour appeler les anciens déportés à soutenir les victimes des camps soviétiques: "L'administration centrale des camps, le Goulag, avec ses multiples services, est un des plus grands trusts économiques de l'URSS. Les contrats que passe la police sont calculés sur la base du coût normal de la main-d'œuvre libre, et, puisque le déporté coûte bien moins cher, la considérable différence est absorbée par la corporation policière. Une fois encore, le concentrationnaire nourrit son gardien. La SS n'était arrivée à cette éminente fonction sociale qu'aux toutes dernières étapes de son existence…"

 

Dans les Lettres françaises, Pierre Daix, ancien déporté à Mathausen, accuse Rousset de faux. A nouveau, il y a procés. "Nous voulions démontrer que les camps soviétiques n'étaient pas des camps de concentration mais des camps de rééducation socialistes." Appelée à comparaitre comme témoin, Marie-Claude Vaillant-Couturier, ancienne déportée à Auschwitz, explique que les salaires que l'on touche dans les camps sont égaux à ceux des travailleurs libres, les détenus peuvent acheter ce qu'ils veulent, s'offrir une chambre individuelle, voir des films, faire de la musique. Le 12 janvier 1951, le tribunal condamne le directeur des Lettres françaises, Claude Morgan, et Pierre Daix, pour diffamation publique. La vérité du tribunal n'est pas encore une vérité historique qui s'impose à tous mais les compagons de route restent hésitants. En 1954 Simone de Beauvoir bâtit une partie de son roman Les Mandarins autour de l'affaire des camps soviétiques. En 1956, Sartre dans son Nekrassov lance la fameuse formule "Il ne faut pas désespérer Billancourt". Il reste anti-anticommuniste, mais pour peu de temps, Quelques mois plus tard, l'intervention des chars soviétiques en Hongrie, en novembre 1956. Auparavant, il y avait eu le rapport secret de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline. Quelques années plus tard, en 1962, le même Khrouchtchev laisse publier Une journée d'Ivan Denissovitch, de Soljenitsyne, dans la revue Novy Mir. Pierre Daix sera le préfacier de l'édition française. Désormais, il est possible de parler du Goulag sans désespérer Billancourt

 

Précédent   Suite

Accueil "La famine en Ukraine dans les livres d'histoire"   

Haut