HISTOIRE DE LA CSF SOUS L'OCCUPATION, « l'enfance de Thales » Histoire de la CSF et de la SFR avant 1939 (Création 11 novembre 2012)
|
Je présente ici l'intégralité du chapitre "Leçon de rattrapage" de la première version de mon livre qui a dû être fortement réduite pour des raisons d'édition. De façon tout à fait classique, cette rétrospective des débuts de la SFR (Société française de radioélectricité) n'est pas séparée de l'histoire des balbutiements de la radio. Pour en savoir plus sur l'histoire de la radio, on pourra consulter d'autres sites spécialisés, par exemple, Raconte-moi la radio ou l'article de la wikipedia anglaise.
La bande à Ferrié |
La création de la SFR |
L'union sacrée |
De la SFR à la CSF |
Recentrage sur le professionnel | Un pied dans la science | Charbonnier maitre chez soi | L'état de la CSF en 1935 |
L'histoire de la CSF (Compagnie générale d'électricité), en y incluant la SFR (Société française de radioélectricité), fondée en 1910, se confond avec le développement de la radio en France. Pour bien comprendre la situation de la CSF en 1940, il est nécessaire de survoler cette révolution technologique dont les avancées spectaculaires ont révolutionné le monde dans les quarante premières années du XXe siècle, une échelle de temps tout à fait comparable à celle de la micro-informatique et d'Internet entre 1972 et 2012. Herz démontra expérimentalement, en 1887, l'existence théorique des ondes électromagnétiques publiée par Maxwell en 1873.
Avant l'avènement de la radio, les hommes pouvaient déjà communiquer sur des grandes distances, de façon pratiquement instantanée grâce à la télégraphie électrique qui s'était développée elle aussi, de façon spectaculaire depuis le milieu du XIXe siècle. Le monde entier était maillé d'un réseau dense de fils télégraphiques et des câbles sous-marins reliaient les continents. Lorsqu'à la fin du XIXe siècle, des physiciens, Hertz, Branly, Tesla, Marconi et quelques autres développent les rudiments de la communication par ondes, on appelle tout naturellement la nouvelle technique « Télégraphie sans fil », ou, en abrégé, la TSF, qui vient d'abord en complément de la télégraphie, là où cette dernière ne peut pas être mise en œuvre, pour équiper les paquebots. Au tournant du siècle, Marconi est la grande figure de la radio. Lauréat du prix Nobel en 1908, il est aussi un homme d'affaires avisé qui crée en 1897 la Wireless Telegraph and Signal Company qui prendra le nom de Marconi quelques années plus tard, en 1900.
Marconi était italien, mais la société qu'il avait créée était britannique. Quelques années plus tard, en Allemagne, Siemens et AEG, investies jusqu'alors dans l'électrotechnique mais désireuses de prendre pied dans la TSF, créèrent une filiale commune, Telefunken. La SFR fut créée en 1910, avec quelques années de retard sur ses deux concurrents européens, mais le retard n'était pas insurmontable car le marché militaire français était captif. Or, précisément, les militaires français étaient dans la course. En 1899, un officier du Génie, le capitaine Gustave Ferrié, polytechnicien de 31 ans assistait aux essais de Marconi pour transmettre des messages radios à travers la Manche. Il convainquit son ministre de la nécessité de doter les armées de systèmes de Télégraphie Sans Fil. Ferrié était un visionnaire, mais aussi un homme de laboratoire dont les apports à la radioélectricité naissante seront substantiels. L'équipe qu'il va former autour de lui sera le creuset par lequel passeront tous les ingénieurs français qui développeront l'industrie de la « radioélectricité », puisque que tel est le nom que l'on donne à ce qui deviendra dans la seconde moitié du siècle l'« électronique ». Pour mener à bien ses travaux, Ferrié créa le laboratoire de la Tour Eiffel, qui bénéficiait pour les émissions d'une belle antenne de 300 mètres, un fil reliant le haut de la tour à un arbre de l'avenue de Suffren. Dès 1903, Ferrié donna des cours de TSF à l'école supérieure d'électricité, ce qui conduira à la création d'une section radio en 1911. Paul Brenot, dont nous avons parlé au premier chapitre, devint son adjoint en 1904. Brenot était polytechnicien, de quatorze ans le cadet de Ferrié. Émile Girardeau, le fondateur de la SFR a attribué sa propre orientation vers la radio à une rencontre en 1908 avec son camarade de promotion Brenot qui lui avait expliqué que les services de l'armée ne pouvaient pas s'approvisionner en postes de radio complets auprès d'un fournisseur national. Girardeau cherchait sa voie et ce fut pour lui de s'aboucher avec Bethenod et quelques investisseurs pour se lancer dans l'aventure de la SFR. La trajectoire personnelle de Girardeau fait l'objet du chapitre 12 du livre.
Il est difficile ici de raconter par le détail l'histoire de la radio. Lorsqu'on parle de la radio en 1910, il faut bien avoir en tête le caractère rudimentaire aussi bien des des émetteurs que des récepteurs. L'une des premières réalisations de la SFR pour le compte de l'Armée fut ce « poste de TSF hippomobile » dont les images ci-dessous montrent bien que le monde nouveau de la radio a dû se bâtir sur un monde ancien plus traditionnel.
Poste TSF hippomobile, SFR, 19111 |
Le poste de TSF hippomobile comporte un réservoir de diesel, non pas pour nourrir les chevaux, mais pour faire tourner le groupe électrogène qui doit alimenter la radio. En 1911, on ne sait pas encore émettre en continu les ondes qui véhiculent les messages codés en Morse, on ne sait pas non plus amplifier un signal, bien que le brevet sur le dispositif amplificateur de base, le tube triode, date de 1907. A côté du secteur maritime et du secteur militaire, il existe un autre marché pour les communications radios, il s'agit de la télégraphie coloniale; « La ligne télégraphique reliant Brazzaville à Loango était constamment coupée, écrit Girardeau, soit par les fauves de la brousse, soit par les indigènes qui s'emparaient du cuivre... »2. C'est donc au Congo que la SFR fera ses premières armes en mettant en œuvre la nouvelle technique d'émission dite à fréquence musicale. La première génération d'émetteurs était basée sur la répétition à 50 cycle par seconde de la décharge de condensateurs dans un circuit oscillant accordé à la fréquence de l'onde porteuse, par le biais d'un éclateur. Des premiers essais de transmission radio menés en 1907 avaient échoué en région tropicale en raison des très nombreux orages produisant des parasites qui rendaient inaudibles la réception des messages morse. La SFR proposait des émetteurs où la fréquence de recharge des condensateurs passait de 50 à 450 cycles par seconde. A la réception, l'opérateur entendait une tonalité proche du « la » et pouvait distinguer les traits des points, même si des parasites brouillaient le signal.
Trois ans après la création de la SFR, la technologie des émetteurs à ondes amorties était rendu obsolète par celle des émetteurs à ondes entretenues où l'onde porteuse était directement généré par un alternateur tournant à grande vitesse. L'invention venait d'Allemagne, mais la SFR sut proposer une amélioration sortie de l'esprit créatif de son co-fondateur, Joseph Bethenod, et de celui d'un autre inventeur, Marius Latour. La SFR se sortit difficilement, mais victorieusement d'un contentieux de brevets avec d'autres groupes internationaux si bien qu'au début de la Première Guerre mondiale, elle avait réussi à prendre pied de façon durable sur le marché de la radioélectricité en fournissant en France et à l'étranger un certain nombre d'émetteurs de puissance. Cette production d'émetteurs se poursuivit pendant la guerre, mais surtout, la SFR devint le fournisseur de référence de l'Armée pour les postes mobiles. La radio conquit pendant les années de guerre le nouveau marché de l'aviation. La SFR construisit plus de postes mobiles pour les aviateurs (18000) que pour les fantassins (12000)3. Brenot s'était montré pionnier dans l'histoire de l'aviation dans le domaine en embarquant dés 1910 un poste de radio de la SFR sur un Blériot XI.
Pendant cette période de la guerre et de l'Union sacrée, tout le gratin de la radio française, professeurs chevronnés et étudiants prometteurs, serrent les coudes autour de Ferrié et son laboratoire de la Tour Eiffel. Maurice Deloraine, frais émoulu de l'École de physique et futur patron patron de LMT y côtoie le professeur Henri Abraham qui améliore la triode de de Forest, donnant la triode TM (Télégraphie Militaire) qui sera un dispositif véritablement opérationnel équipant les amplificateurs qu'Abraham développe avec son collègue de Normale Sup Eugène Bloch. Les amplificateurs Abraham-Bloch seront fabriqués à des dizaines de milliers d'exemplaires et diffusées dans toutes les armées alliées. Première puissance militaire, la France joue les premiers rôles dans l'accouchement de l'électronique. Dés lors que l'on dispose de la brique de base de l'amplification, des horizons illimités se dégagent des nimbes de la préhistoire de l'électronique: Non seulement on sait faire des émetteurs compacts et des récepteurs sensibles, mais on peut transporter des messages vocaux, on peut mélanger les fréquences, les ingénieurs s'en donneront à cœur joie. On n'imagine pas que l'électronique pourra servir à bien d'autres choses qu'à la radio. D'ailleurs on ne parle pas d'électronique, mais de radioélectricité. Girardeau lui aussi est mobilisé et rattaché à Ferrié, mais ce dernier, dans sa grande sagesse, le laissera diriger la SFR et installer une usine à Lyon devenue capitale de la radioélectricité alors que Paris est menacé par les Allemands.
Lorsque la guerre prit fin, le paysage de la radioélectricité apparut sous un jour nouveau: Les progrès effectués pendant la guerre laissaient deviner, à portée de main, la radiodiffusion et son pendant, la réception de la TSF dans les foyers. La TSF ne deviendra véritablement un marché grand public qu'à la fin des années 1920, mais la SFR dut se reconvertir dés 1919 dans les applications civiles. Pour mener à bien cette reconversion, Girardeau fit alliance avec la Banque de Paris et des Pays-Bas qui devint l'actionnaire de référence d'un nouveau groupe, la Compagnie Générale de Télégraphie sans fil, une holding qui englobait la SFR, mais qui s'investissait aussi dans des activités de service au travers d'autres filiales, notamment l'exploitation radio-électrique, c'est-à-dire la gestion du trafic des télégrammes radio, l'exploitation radio-maritime et la Radio-diffusion. La CSF fut créée en 1919. la même année, la SFR s'établissait à l'usine de Levallois-Perret, 55 rue Greffuhle. Le siège de la société était installé boulevard Haussmann, dans le quartier des affaires. Brenot quitta l'Armée pour devenir directeur technique de la SFR. La société avait démarré avec 50 personnes, dans les ateliers de la rue Auber, à Paris. En 1915, elle s'était implantée à Suresnes, au milieu des vergers. L'usine de Levallois s'établissait de façon durable sur un site où il était possible de s'agrandir4. En 1925, l'ensemble du groupe CSF comprendra environ 1600 salariés. Ils seront 4900 en 1935, en incluant les effectifs de Radiotechnique qui à cette époque, appartient pour moitié à Philips5.
Une des réalisations les plus remarquables de la CSF au sortir de la guerre fut la création de la station de Sainte-Assise à travers sa filiale Radio-France. La supériorité des alternateurs Bethenod-Latour permit à la CSF de remporter en 1920 un appel d'offres des PTT pour l'acheminement des télégrammes. La station comportait deux antennes en nappe soutenues par huit pylônes de 250 mètres de hauteur. Les antennes devaient être alimentées par quatre alternateurs de 500 KW. Les travaux furent terminés en un temps record et la station était opérationnelle avant la fin de 1922.
Alternateur 500 KW de Sainte-Assise
Sainte-Assise est représentative du gigantisme qui caractérisait la radio à cette époque, un gigantisme de courte durée. De solides arguments pesaient en faveur de l'emploi d'ondes longues pour la transmission à longue distance, ce qui impliquait l'emploi de grandes antennes et de puissances énormes pour les alimenter. Or il advint que les radio-amateurs, nombreux à cette époque, et enthousiastes, s'aperçurent qu'ils pouvaient capter avec leurs postes à ondes courtes, des messages émis depuis d'autres continents. On s'aperçut que les ondes courtes (c'est à dire, gamme HF, de 3 à 30 MHz) étaient réfléchies par l'ionosphère et qu'elles constituaient donc une meilleure solution que les ondes longues pour les communications intercontinentales, d'autant plus que l'on savait maintenant réaliser des émetteurs avec des tubes de puissance et des quartz pour stabiliser la fréquence. Les installations gigantesques de Sainte-Assise devinrent donc rapidement obsolètes, et ne servirent plus que comme solution de secours, car les ondes courtes sont très sensibles aux variations horaires et aux conditions météo.
Le centre de Sainte-Assise et ses antennes géantes
Les choix techniques n'étaient pas les seuls à pouvoir être remis en cause rapidement. La CSF s'était lancée résolument dans la radiodiffusion avec la création de Radiola qui fut la première station de radio privée émettant en France. Radiola prit le nom de Radio-Paris en 1924. Il s'avéra que la TSF connut auprès du grand public, une expansion foudroyante, mais, en 1933, pour des raisons politiques, il fallut revendre à l'État la station de radio. La CSF s'était aussi lancé dans la fabrication des postes de TSF pour amateurs - c'était alors le nom que l'on donnait aux produits « grand-public » - sous la même marque de Radiola, mais en 1929, elle réintégra ces fabrications dans une autre de ces filiales, Radiotechnique, et passa avec la société hollandaise Philips un accord en vertu duquel Philips s'abstenait de concurrencer la CSF dans le matériel professionnel et que CSF se retirait du matériel amateur. Philips achetait la moitié des parts de Radiotechnique, mais sur le plan technique, Radiotechnique passait toute entière dans l'orbite de Philips.
La triode Pour les jeunes générations qui ne savent peut-être pas à quoi ressemblait l'ancêtre du transistor: Entre une cathode constituée par un filament de tungstène identique à celui des lampes d'éclairage et une anode constituée par un cylindre métallique, on aperçoit la grille constituée par un fil enroulé en spirale, et qui permet de moduler le flux d'électrons recueilli sur l'anode. |
Radiotechnique avait été créé en 1919 pour étudier et développer les tubes électroniques d'émission et de réception. et cette société restera jusqu'aux accords avec Philips la filiale de la CSF compétente en matière de tubes. La Grande Dépression de 1929 arriva en France avec quelques années de retard, mais la crise frappa la CSF de plein fouet dés 1929, car le trafic des communications sur lequel était indexée une bonne partie du chiffre d'affaires du groupe vivait surtout de l'activité commerciale mondiale. Cette passe difficile obligea la CSF à faire des choix stratégiques et à élaguer dans ses activités. Il n'était plus question d'embrasser l'ensemble des applications de la radioélectricité . Le marché des postes de réception « amateurs » n'avait jamais été une source de profits mirobolants, mais 1930 marqua un tournant avec l'apparition de postes branchés directement sur le secteur électrique. Radiotechnique était dans la course avec le SFER 34, premier « poste secteur » produit à Suresnes à partir de 1929. La CSF remporta un procès pour une histoire de brevets et la compagnie du boulevard Haussmann valorisa sa position dans le secteur amateur en vendant, comme nous venons de le voir, la moitié des actions de Radiotechnique à Philips et en s'assurant pendant dix ans la perception d'une redevance de 2,5% du chiffre d'affaires de Radiotechnique. Ce désengagement allait permettre à la CSF de renforcer ses positions dans le secteur professionnel 6.
Suresnes avait été le site dévolu au développement de tous les tubes électroniques. Lorsque CSF renonça à toute ambition dans le secteur amateur, l'usine de Suresnes, contrôlée techniquement par Philips, se consacra exclusivement à des produits « amateur » et les tubes électroniques professionnels furent transférés à Levallois. Le recentrage sur le matériel professionnel permit à la CSF de se lancer dans une politique de recherche ambitieuse après que la fabrication des tubes professionnels ait été regroupée à Levallois, dans l'usine de la SFR. On peut dire que le malheur de la science française vieillissante fit le bonheur de la jeune industrie de la radioélectricité. De jeunes physiciens qui ne trouvaient pas de place enviable dans les laboratoires universitaires furent attirés dans le groupe de Girardeau par des salaires confortables. Depuis la fin du XIXe siècle, la science française était entrée dans une phase de déclin et n'avait guère pesé dans l'émergence de la physique moderne. Après le prix de Louis de Broglie en 1929, aucun Français ne fut distingué par le jury Nobel jusqu'en 1966. La science française était un système gérontocratique et individualiste où les savants qui se considéraient avant tout, comme des intellectuels, vivaient en vase clos, publiaient peu dans des revues internationales et n'avaient pratiquement aucun contact avec l'industrie7. La CSF devint une étoile dans cette nuit de la science française. En 1928, Yves Rocard, normalien de 25 ans titulaire d'un doctorat de mathématiques et d'un doctorat de physique, mais ne trouvant pas de poste à hauteur de ses ambitions dans le cadre de l'Université offrit ses services à la Radiotechnique pour travailler sur les tubes électroniques Un an plus tard, il fit entrer son camarade Maurice Ponte. Rocard était une sorte de professeur Tournesol qui pouvait se passionner pour toutes sortes de problèmes. Ponte, reçu premier à Normale Sup à 18 ans, avait fréquenté plusieurs laboratoires de recherches en France et en Angleterre. Il avait ainsi acquis une expérience dans le domaine des tubes à vide et était naturellement plus apte que Rocard à exercer des responsabilités d'encadrement. L'embryon du laboratoire de recherches de la Radiotechnique fut transféré à Levallois avec la fabrication des tubes professionnels. Ponte fut nommé directeur du « département des lampes », lampes étant alors le nom donné aux tubes électroniques, mais il s'impliqua personnellement dans la recherche, notamment sur certains tubes, les magnétrons, susceptibles de générer des ondes ultra-courtes utilisables dans des détecteurs d'obstacles électromagnétiques.
La SFR mena ainsi, à ses propres frais, des études tout à fait originales sur ce que l'on appellera plus tard le radar. Depuis l'embarquement de postes de radios sur les avions, on avait compris que les ondes pouvaient être utilisées pour d'autres applications que la transmission d'information. La radio-goniométrie, c'est-à-dire, la détection de la direction dans laquelle se trouve un émetteur, représentait une aide à la navigation aérienne et maritime. Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale pour que les équipements radar d'un avion ou d'un bateau représentent une part plus importante que les équipements de transmission. Ceci est raconté plus en détail dans le chapitre 4. Dans les années 1930, les développements menés par la SFR ne visaient pas la détection des avions ennemis, mais la détection des icebergs. Un autre sujet d'étude concernait la télévision, mais résultait d'une commande des PTT. A partir du moment où la TSF commençait à s'installer massivement dans les foyers, il ne faisait de doute pour personne que l'heure de la Télévision allait bientôt sonner. 1930 est aussi l'année ou le cinéma parlant a définitivement remplacé le cinéma muet. La CSF se mit en position de se lancer dans la télévision en créant une filiale, Radio-cinéma, dont le premier objectif était de proposer des projecteurs de cinéma parlant pour les grandes salles de spectacles. Finalement, avec les difficultés rencontrées au tournant des années 1930 et l'abandon du matériel amateur à Philips, la CSF adopta une attitude de prudence et laisse la Compagnie des compteurs s'imposer pour le développement de la caméra de télévision et des récepteurs mais c'est à la SFR que le ministre des PTT Georges Mandel commande l'émetteur en 19358. Pour transmettre l'image en plus du son, un des gros problèmes à résoudre est la bande passante de la ligne de transmission, et la SFR, devenue la référence en matière de tubes de puissance détenait le savoir-faire pour développer l'émetteur adapté à ce besoin. A cette époque, la CSF fut le seul groupe français, avec l'Air Liquide qui mena à proprement parler une politique de recherches 9.
Pour brillantes qu'elles fussent, les activités de recherches restaient périphériques dans un groupe qui restait basé sur l'équilibre entre la production de matériel (la SFR) et l'exploitation des transmissions radios, télégraphique ou téléphonique. Le moins que l'on puisse dire est que les gros acteurs du marché ne se livraient pas à une concurrence sauvage. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, l'allemande Telefunken, la britannique Marconi et l'américaine RCA et la française CSF s'étaient arrangées pour se partager le gâteau plus ou moins à l'amiable. Il s'agissait sans doute d'entorses aux lois normales de la concurrence, mais il fallait bien répondre à la nécessité de règlementer l'utilisation des gammes de fréquences. Lorsque la radiophonie se développa, à partir de 1920, les états se sont inquiétés de possibles parasitages de la radiotélégraphie par la radiophonie. Une première conférence internationale s'était tenue à Londres en 1912, pour traiter des problèmes de la télégraphie sans fil, et, après la guerre, on créa sous l'égide de la Société des Nations une Union internationale de la radiophonie (UIR), rebaptisée Union internationale de la radiodiffusion en 1925. Girardeau participa à douze conférences internationales au titre de représentant de l'industrie française. Ces conférences furent autant d'occasions d'entretenir des relations cordiales avec ses homologues étrangers, ce qui permettait de se donner rendez-vous pour des accords qui concernaient aussi bien le partage du monde pour les services de télégraphie que des arrangements portant sur les équipements matériels.
La SFR a ainsi été conduite à nouer avec les trois sociétés qui comptaient dans le monde de la radio, Telefunken, Marconi et RCA, des accords visant à réserver à chaque société la vente exclusive de son propre matériel sur son territoire ainsi que la représentation des autres contractants10. Voici par exemple la liste de tous les accords passés avec Telefunken 11:
1921: échange croisé des brevets déposés jusqu'en 1920.
1928: échange croisé des brevets dans le domaine des dispositifs de réception et d'amplification, d'émission, y compris les tubes électroniques. Les brevets Siemens et AEF sont aussi concernés par l'accord.
1935: Concession de licence à Telefunken des droits de brevets français dans le domaine des postes. Le contingent de postes Telefunken importés ou fabriqués en France est limité à 25000.
1936: Extension des accords de 1935 et 1928.
Tous ses accords aboutissent à des situations de quasi-monopole dans les zones d'influence naturelles des différentes sociétés. La zone d'influence naturelle de la CSF comprend l'empire français, bien sûr, mais aussi la Serbie, l'Argentine et le Chili. Les ramifications s'étendent au moyen orient, en Chine, au Japon, en URSS.
En mars 1935, la CSF fête ses vingt-cinq ans12. L'anniversaire est l'occasion d'une fête à l'Opéra, en présence du président Lebrun. Pierre Laval est alors ministre des affaires étrangères et multiplie les initiatives pour écarter la guerre du continent européen. Le compte à rebours vers la Seconde Guerre mondiale, qui est l'objet de cet ouvrage, n'est pas commencé. C'est l'occasion de dresser le tableau de la CSF que l'on peut résumer en juxtaposant quelques mots clé: Une banque, la Banque de Paris et des Pays-Bas (BPPB), un patron, Girardeau, deux usines dans la banlieue parisienne, Suresnes et Levallois, des centres d'émission-réception disséminés un peu partout sur la planète, soit en tout près de 4900 personnes répartis dans les catégories suivantes:
Effectifs du groupe CSF en 193513
Dans cette présentation des effectifs, on a comptabilisé le personnel de la Radiotechnique, bien que la société soit déjà dans dans l'orbite de Philips, mais tout le monde ne le sait pas, car une partie des accords CSF-Philips est tenue secrète. Par contre, les effectifs de la Societé indépendante de Télégraphie sans fil (SIF), de Malakoff, ne sont pas pris en compte, car la SIF ne sera rattachée à la CSF qu'en 1938
Pour un groupe français, une autre information très importante est celle de l'origine des dirigeants.
École Polytechnique | 12 |
École Normale Supérieure | 2 |
Doctorat ès sciences | 4 |
École navale | 3 |
École Centrale des Arts et Manufacture | 5 |
École Supérieure d'Électricité | 38 |
École des Arts et Métiers | 11 |
École de Physique et Chimie de Paris | 6 |
Institut Électrotechnique de Grenoble | 18 |
École Centrale de Lyon | 1 |
Doctorat en droit | 3 |
Licence ès sciences | 10 |
Licence ès lettres | 2 |
Origine du personnel dirigeant de la CSF en 193514
La CSF, premier groupe français dans le domaine de la radioélectricité fait également bonne figure dans la branche industrielle plus vaste de la construction électrique qui ne compte que 137000 personnes, quatre fois moins qu'en Allemagne15.
1Plans 130J1, archives du bureau de dessin SFR, Archives du monde du travail de Roubaix (CAMT)
2Émile Girardeau, Souvenirs de longue vie, Berger-Levrault, 1968, p.59
3 Jean-Pierre Pujes, Un siècle d'électronique, histoire du groupe Thales, 2004.
4 Voir le chapitre 9, Levallois, 55 rue Greffuhle.
5 Vingt-cinq années de TSF, 1935, livre interne pour le vingt-cinquième anniversaire.
6 Jean Lavocat, Radio-électricité et Finance, Points sur les i n°15, janvier 1932, p.15 (Archives BPPB, PTC-539-2). Rapport d'audit sur le groupe CSF, 43 p. (Archives BPPB, PTC-539-2)
7 Dominique Pestre, Physique et physiciens en France, 1918-1940, Editions des archives contemporaines, 1984, pp.308-311.
8 Historique du groupe Thomson, livre diffusé en interne, 1978, p.538.
9 Dominique Pestre, La reconstruction des sciences physiques en France après la Seconde Guerre mondiale, Réseaux, 1996, 16, 1, p.28
10 Rapport de l'expert-comptable Donon, octobre 1946, p.7, Instruction Girardeau-Brenot, (AN Z/6NL/9910-A)
11 Accords avec Telefunken, octobre 1939, Instruction Girardeau-Brenot, 2eme partie (AN Z/6NL/9910-A)
12 Implicitement, la date de naissance de la SFR, en 1910 est considérée comme la vraie date de naissance de la CSF, officiellement fondée en 1919.
13 Vingt cinq années de TSF, livre anniversaire interne au groupe CSF, 1935 (Archives AICPRAT)
14 Vingt cinq années de TSF, livre anniversaire interne au groupe CSF, 1935 (Archives AICPRAT)
15 Heidrun Homburg, Aspects économiques de l'occupation allemande en France, 1940, 1944: L'exemple de la construction électrotechnique, Histoire, économie & société, 2005/4
Les Photos de cette page web sont tirées de diverses publications internes SFR ou CSF dont la valorisation a été concédée conventionnellement, par THALES à l'AICPRAT. Le plan de bureau d'études provient du CAMT Roubaix.