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Faire l'histoire des entreprises
J'ai
mis le pied dans la recherche historique avec l'Histoire de la
direction du PCF dans la clandestinité entre 1941 et 1944 c'était
en quelque sorte une pépite non exploitée sur laquelle j'étais
tombé par hasard et qui avait révélé et activé mon goût pour
l'investigation historique. Avec des charges de famille et une
activité professionnelle d'ingénieur impliquant beaucoup de temps
de transport, je n'avais guère la disponibilité pour enchaîner les
projets. Bien m'en a pris finalement, ce temps de gestation d'une
douzaine d'années - où je gardais quand même une pratique de
l'histoire grâce à l'internet naissant – m'a permis de parfaire
ma culture historique et je terminais en 2009 ma carrière
professionnelle en écrivant l'histoire de l'entreprise dans laquelle
j'avais travaillé pendant vingt ans. CAMECA, c'est son nom avait été
une ancienne filiale de la CSF, une société que les moins de vingt
ans ne peuvent pas connaître, mais qui a donné naissance à
Thomson-CSF devenu par simple changement de nom, Thales, en 2000, à
l'époque où bien d'autres groupes effaçaient les traces de leurs
origines françaises. L'histoire d'entreprise est très rarement
traitée de façon rigoureuse, un peu comme les affaires de famille
mais elle est tout à fait passionnante, au carrefour de l'histoire
des techniques, de l'histoire économique et de l'histoire sociale.
CAMECA avait été créée en 1929, pour faire des projeteurs de
cinéma, au moment de l'émergence du cinéma parlant et avait
bifurqué dans les années 1950 vers l'instrumentation scientifique.
Je m'attachais surtout à éclairer la période de l'instrumentation
scientifique, en glissant prudemment sur la période de l'Occupation.
Je supposais que l'entreprise avait travaillé « pour les
Allemands », mais je ne l'écrivais pas car je n'avais aucun
élément pour étayer cette hypothèse.
L'envie
d'y voir clair dans ce véritable trou noir que représentait la
période 1939-1945 dans l'histoire de CAMECA n'a pas été étrangère
dans mon choix du sujet de recherche que je me donnai pour occuper
mes premières années de retraite : l'histoire de la CSF
pendant l'Occupation. En fait, il s'avérera que parmi toutes les
filiales de la CSF, CAMECA fut pratiquement la seule à avoir peu
travaillé pour la puissance occupante – la bonne santé du cinéma
lui ayant permis de rester dans son cœur de métier. Paradoxalement,
au moment de l'épuration, ses dirigeants furent beaucoup plus
inquiétés que les dirigeants de n'importe quelle autre filiale de
CSF, du simple fait qu'ils n'avaient pas été en mesure d'offrir à
leurs salariés le même degré de protection.
Pour
expliquer mon intérêt vis-à-vis de la CSF dans l'entre-deux
guerres, il faut dire que dans la première moitié du XXe siècle,
la CSF et plus particulièrement son noyau historique, la SFR,
Société française radio-électrique apparaît comme une étoile
dans la nuit du déclin de la science française. Ceci a été bien
noté par un historien des sciences comme Dominique Pestre.
Je
savais également qu'en traitant de la collaboration économique, je
plongeais dans le cœur de la problématique de la Collaboration. En
1993, Henry Rousso notait «
La collaboration économique a
été en définitive la plus importante en volume (et de très loin),
sans comparaison ni dans ses modalités, ni dans ses effets tant pour
les occupés que pour les occupants avec d'autres formes de
collaboration, notamment intellectuelle, politique ou militaire. On
peut même se demander s'il est légitime d'employer ce même terme,
tant connoté idéologiquement, pour désigner des phénomènes aussi
différents » (Henry Rousso, L'économie : pénurie et
modernisation, dans La France des années noires, éditions du Seuil,
1993, direction Azéma et Bédarida, p.455 de l'édition 2000,
collection points-Histoire)
Rousso
avait bien su mettre le doigt sur l'essentiel, mais comme il devait
le reconnaître lui-même, l'économie ne l’intéressait pas (Henry
Rousso, Histoire et mémoire des années noires, mémoire pour
l'habilitation à diriger des recherches, IEP, juin 2000), il finira
par abandonner sa thèse pour papillonner autour de sujets plus
périphériques. L'histoire des entreprises sous l'Occupation, tout
en étant considérée – en théorie - comme un sujet important n'a
jamais fait l'objet que d 'études fragmentaires dont la
synthèse n'a jamais été entreprise par aucun historien généraliste
de la période pour visiter avec un regard nouveau l'articulation
entre l'occupant et l'occupé. Le Groupement de recherches (GDR)
n°2539 a été créé au sein du CNRS en 2002 « pour
développer les recherches historiques sur les entreprises françaises
sous l'Occupation allemande (1940-1944), sujet qui pouvait apparaître
alors comme ayant été insuffisamment traité jusqu'à maintenant
par l'historiographie... »
(
http://gdr2539.ish-lyon.cnrs.fr/Publications/index_fr.php.html).
Entre 2002 et 2009, il fut le cadre de la tenue d'un certain nombre
de colloques. Celui de 2004, notamment aboutit à l'établissement de
la cartographie de certains fonds d'archives (
Les Archives des
entreprises sous l’Occupation. Conservation, accessibilité et
apport, IFRESI, 2005). Le GDR fut dissous à l'échéance prévue,
en 2009 au moment où je commençais à m'intéresser au sujet. Hervé
Joly qui en avait été le coordinateur accepta de suivre mes travaux
de façon informelle et je l'en remercie encore.
Malgré
le travail de défrichage effectué par le GDR, je crois bien
qu'aucun étudiant n'effectua de thèse sur l'histoire de telle ou
telle entreprise sous l'Occupation. Rares sont les vocations pour
l'histoire économique. Rares aussi sont les entreprises prêtes à
faciliter le travail de recherche sur leur histoire pendant
l'Occupation, aucun bénéfice ne pouvant être en attendu en terme
d'image.
Lorsque
je me suis lancé dans l 'aventure de l'histoire de la CSF sous
l'Occupation, j'ignorais complètement si j'allais trouver les
matériaux nécessaires pour produire de la connaissance historique.
Pour caractériser les archives de la SFR, je dirais qu'elles sont
très dispersées et qu'une toute petite partie a été conservée au
sein du groupe Thales. Internet, il faut le reconnaître, est bien
utile pour retrouver ces lambeaux éparpillés aux quatre coins de
l'hexagone. Il existe un milieu de radio-amateurs et de passionnés
de radio pour lesquels la SFR est une entreprise mythique. Par ce
canal, j'appris que l'ensemble de la production du bureau de dessin
de la SFR avait été regroupé aux Archives du monde du travail de
Roubaix. Je pus ainsi avoir accès à l'intégralité du matériel
conçu dans les deux usines de la SFR, à Levallois et à Cholet.
Les
détails de la production des deux usines me furent fournis en grande
partie par le dossier d'instruction constitué contre les dirigeants
de la SFR et retrouvé aux archives nationales dans le série Z6NL.
Pour mener à bien cette instruction qui traîna sur quatre ans, le
juge d'instruction avait missionné un expert-comptable et un
interprète dont les travaux me furent bien utiles pour conduire ma
propre instruction.
J'eus
la chance de mettre la main sur le registre des compte-rendus du
conseil d'administration, perdu dans un grand container de 3 mètres
cubes dans le grand hangar où transitent les archives du groupe
Thales. Pour avoir accès à cette immense surface de stockage gérée
par un magasinier d'une entreprise de sous-traitance, il m'aura fallu
attendre 18 mois qu'un cadre en fin de carrière ne cherche pas une
collection de parapluies pour me donner l'autorisation. Une fois sur
place, le magasinier voulut bien me communiquer un certain nombre de
dossiers personnels qui m'éclairèrent sur la politique salariale.
J'ai
trouvé dans les archives du comité d'entreprise du centre Thales de
Cholet, sur le même site géographique que l'ancienne usine de la
SFR, une matière particulièrement riche sur les balbutiements du
comité d'entreprise et les conditions de travail telles qu'elles
ressortent dans les premiers registres du comité de sécurité.
Si
la province conserve bien les archives et cultive sa mémoire, ma
grande déception a été de n'avoir pu trouvé aucune trace de
l'usine SFR de Levallois, berceau mythique de l'électronique
française, rasée en 1992 pour faire la place à un espace
résidentiel. Le mois que l'on puisse dire est que les époux Balkany
qui occupent la mairie depuis 1983 ne cultivent pas vraiment la
mémoire industrielle et ouvrière. De l'usine de Levallois, il ne
reste qu'un certain nombre de récits qu'il a fallu aller chercher
dans des archives familiales et des livres mémoires heureusement
préservés par le « groupe Histoire » de l'AICPRAT, une
association de retraités de Thales.
J'ai
eu plus de chance pour retrouver la trace du bureau Telefunken de
Paris. Le carnet de compte du bureau ainsi que les carnets-carbone de
l'ingénieur allemand détaché à Cholet se sont miraculeusement
retrouvés aux archives de Roubaix. On accède ainsi à la
description des rouages la de collaboration à une échelle
microscopique où il s'agit de standardiser les condensateurs ou les
interrupteurs.
Les
préoccupations terre-à-terre du petit personnel contrastent avec le
roman scientifique d'entreprise qui sera diffusé dés 1945 : Un
certain nombre de publications attestent que des études
scientifiques avancées sur le radar, la télévision, les faisceaux
hertziens se poursuivirent pendant toute la période de l'occupation
« à la barbe des Allemands » fut-il écrit en 1945. Je
reviendrai sur ce point.
Que
l'histoire de l'entreprise étudiée pendant la période 1940-1944
soit un élément de l'histoire de la Collaboration est un fait
établi simplement à partir de données quantitative : au cours
des exercices 1941, 1942, 1943 et même 1944, la part du chiffre
d'affaire allemand fut toujours supérieur à 60 %, dépassant
85 % en 1943. Comme l'avaient relevé Eberhard Jäckel en 1966,
ou Henry Rousso en 1992, pour les Allemands, depuis les débuts de
l'Occupation, la collaboration économique n'est pas périphérique,
mais centrale, et ce que je montre à l'issue de mes recherches sur
le SFR, c'est que l'entreprise s'avère une merveilleuse machine à
collaborer. Dans leur grande sagesse, les occupants se sont donc
attachés à préserver intact le fonctionnement de l'entreprise.
L'intégration de l'entreprise française à l'économie allemande
est le sujet principal du livre qui résulta de mon enquête, et
cette intégration fut mise en œuvre dés le 21 juin 1940.
La mainmise de l'occupant sur la SFR
Le
6 juin 1940, l'ennemi approchant de la Seine, Émile Girardeau,
fondateur et patron de la SFR, mit en œuvre, comme cela avait été
préparé le plan de repli de l'usine de Levallois vers celle de
Cholet en commençant par le service commercial. Le démontage de
l'usine se déroula les 7 et 8 juin en attendant pour déménager le
feu vert du ministère qui arriva dans la nuit du 9 au 10 juin. Du 11
au 16 mai, l'effectif de l'usine de Cholet grimpa ainsi en quelques
jours de 1200 à 2400 personnes. Les employés de la SFR étaient
souvent accompagnés de leur famille. Tous n'avaient pas participé
au repli, il en restait 800 théoriquement rattachés à l'usine de
Levallois. Le vendredi 14 juin, ils ont pu voir les troupes du
général Von Bock entrer dans Paris et défiler au pas de l'oie sur
les Champs-Élysées.
Le
21 juin, un avion en provenance de Berlin déposa à l'aéroport du
Bourget les ingénieurs d'état-major du ministère de l'Air
Harmeling, Voss et Gunther, accompagnés de l'ingénieur en chef Leib
de la société Telefunken. Deux jours plus tard, Erich von Henck,
secrétaire général de Telefunken, les rejoignit et les officiers
de la Luftwaffe proposèrent à l'inspection de l'armement que ce
dernier soit chargé de l'administration provisoire et de la remise
en état de la SFR en même temps que d'un certain nombre d'autres
établissements dépendant de la CSF, maison mère de la SFR. Avec
l'aide de quelques employés français, Henck installa les bureaux de
Telefunken au siège de la CSF, 79 boulevard Haussmann. Le 27 juin,
Henck écrivit à son patron Rottgart resté à Berlin : « Le
nettoyage de l'usine et sa remise en marche exigent un énorme
travail. Il est également nécessaire de faire revenir le personnel
en fuite à Cholet. »
En
arrivant à Levallois, l'équipe allemande Telefunken-
Luftwaffe
s'est aperçue qu'elle avait été précédée par des représentants
de l'administration des postes (RPZ) : le « docteur ingénieur »
Meinel dépêché à Paris pour remettre en état l'émetteur
radiophonique de Paris. Il y avait également le représentant les
transmissions de la Wehrmacht Jödelbauer, chargé de remettre en
route l'émetteur des PTT « Lille ». Cette deuxième
équipe allemande des postes était installée à l'hôtel des Deux
Mondes. Informé que Telefunken avait été mandatée par l'Armée
allemande pour s'occuper des affaires de la CSF, Jödelbauer s'en
était déclaré ravi et avait demandé à Leib de faire le
nécessaire auprès de la CSF,
Le
28 juin, une affiche bilingue, portant le numéro LC4012 fut apposée
sur les murs de l'usine de Levallois « Par
ordre du Maréchal Goering, le général en chef de l'aviation a pris
possession, du point de vue fiduciaire, de cette usine. L'entrée
n'est permise qu'à ceux qui possèdent une autorisation spéciale,
délivrée à Paris par le représentant en chef de l'aviation. »
Les
premiers détachements allemands arrivèrent à Cholet le 21 juin,
quelques jours seulement après les repliés de Levallois, la veille
du jour où fut annoncé la signature de l'Armistice. L'état-major
de la SFR se réunit quotidiennement pour trouver le moyen d'occuper
le personnel. L'évidence apparut que la SFR ne pourrait plus vivre
de commandes militaires, ni même de commandes émanant
d'administrations civiles dont la priorité sera de subvenir aux
besoins vitaux d'un pays complètement désorganisé par la débâcle.
Mission fut alors donnée aux 25 ingénieurs du service de recherches
techniques repliés à Cholet de proposer des appareils ménagers de
chauffage et de transport. La pénurie de carburant devrait favoriser
l'essor du vélo et les usines de la SFR devraient savoir produire
des porte-bagages de vélo.
L'état-major
de la CSF s'était installé à Loublande, à 6 km au sud-est de
Cholet, dans un château acheté par la SFR en 1938. Le samedi 29 au
soir, les époux Girardeau étaient attablés pour le dîner avec
Robert Tabouis, adjoint de Girardeau, moins connu du grand public que
son épouse Geneviève, chroniqueuse politique à Radio-Luxembourg,
lorsqu'on prévint Girardeau qu'un officier allemand désirait lui
parler. Il s'agissait du « commandant Leib », l'ingénieur
en chef de Telefunken arrivé une semaine plus tôt au Bourget et qui
avait rapidement trouvé la piste de Girardeau. Habillé en civil, il
était accompagné d'un militaire allemand. Leib déclara qu'il
venait de Paris, sur ordre d'Erich von Henk, pour inviter Girardeau
et deux autres dirigeants à rentrer immédiatement à Paris pour y
étudier la remise en route des usines de la région parisienne. En
aparté, il avait averti que le matériel et le personnel des usines
risquaient d'être transportés en Allemagne si aucun arrangement
n'intervenait. Accompagné de son épouse, Girardeau regagna la
capitale avec sa Traction Citroën personnelle ; il passa la
nuit chez lui à Neuilly et se présenta le lundi 1
er
juillet
au matin, au siège de
la société où il trouva, déjà installés, Henk, Leib et deux
secrétaires.
Girardeau
et Henck s'étaient déjà rencontrés dans des conférences
internationales. D'après sson livre de mémoires que le Français
écrivit en 1968, l'Allemand aurait accueilli courtoisement sa
prétention de ne pas accepter de commande de matériel militaire
mais aurait préconisé d'accepter des commandes pour la Reichpost
qu'allait passer Telefunken, désormais chargée de la tutelle de la
CSF. Dans les jours qui suivirent, plusieurs réunions entre les
occupants et les dirigeants de la SFR traitèrent de ce qui
apparaissait comme la question la plus urgente d'un pont de vue
allemand : L'installation à Levallois d'un atelier de
réparations pour l'armée de l'Air. A la réunion du 1er
juillet, Girardeau était assisté de Henri Damelet, directeur
général de Radiotechnique, filiale commune de CSF et de Philips.
Damelet faisait office d'interprête. A l'usine Radiotechnique de
Suresnes le contact avec l'occupant avait été beaucoup plus rude :
le 24 juin, Damelet avait été mis en demeure de
remettre l'usine de
Suresnes en route pour fabriquer du matériel radio destiné aux
armées
allemandes. Il avait refusé. On lui avait alors proposé
de reprendre,
pour
le compte allemand,
la fabrication
du matériel militaire français que
Radiotechnique produisait avant l'exode. Damelet avait à nouveau
refusé. Le
Major von Wrangel, représentant à Paris
le ministère de l'Air, après avoir menacé Damelet
du
conseil de Guerre procéda, à titre de représailles,
à l'enlèvement de 40%
des
machines de
fabrication des lampes et à la confiscation du
matériel destiné à la Défense Nationale.
400 millions par
jour
La
différence de traitement entre Radiotechnique et SFR n'est pas
claire. Il n'est pas impossible que des directives contradictoires
aient été données aux différents officiers allemands. Il n'est
pas impossible non plus que chacun d'entre eux ait bénéficié d'une
certaine marge d'appréciation dans la défense des intérêts
allemands.
Quand
les Allemands arrivèrent à Paris, ils ne savaient pas précisément
comment ils allaient exploiter l'économie française, mais on a vu
la détermination qu'ils avaient montrée dés juin 1940 pour
remettre au travail une entreprise comme la SFR. Sans doute cette
dernière était-elle ciblée plus que d'autres moins impliquées
dans le matériel militaire.
Le
pilotage directe des entreprises françaises aurait nécessité
beaucoup de moyens humains. Dans sa grande sagesse, l'occupant s'est
bien gardé d'intervenir à l'intérieur des rouages de l'entreprise
et il a rapidement mis un terme au pillage dont avait été victimes
certaines entreprises comme la Radiotechnique. Dans le courant du
mois d'août, Il s'avéra que les espoirs qu'Hitler avait pu mettre
en une paix rapide à l'Ouest étaient vains. Au cours de son
discours du 19 juillet devant le Reichstag, le Führer réitère sans
y croire, ses propositions de paix à l'Angleterre, tout en préparant
activement le débarquement sur l'île. Mais avant même que la
Bataille d'Angleterre ne se conclue par un échec allemand, dès la
fin du mois de juillet, Hitler donne à la préparation d'une attaque
contre l'Union soviétique la priorité par rapport au débarquement
sur les côtes anglaises. Il s'agit dès lors pour les Allemands de
se préparer à une guerre relativement longue. Comme l'observera
l'historien Eberhard Jäckel, le régime d'armistice offrait à cet
égard de meilleures possibilités pour la poursuite de la guerre que
la conclusion d'un traité de paix (La
France dans l'Europe de Hitler,
1968, p.84-88). Il restait à adapter les conventions d'armistice à
la nouvelle stratégie hitlérienne. Autant Hitler n'avait jamais
envisagé d'associer la France à sa démarche expansionniste, autant
il entendait bien que le potentiel économique de la France fut mis
au service de ses ambitions.
L'article
18 de la conventions d'armistice stipulait « Les
frais d'entretien des troupes d'occupation seront à la charge du
gouvernement français ».
Cet article sera le biais par lequel l'Allemagne pourra acheter
français sans dépenser un seul mark. Le 8 août, le Dr Hemmen
président de la commission économique de Wiesbaden, présenta la
note à régler par le gouvernement français : 400 millions de
francs par jour, soit la production approximative de quatre millions
d'ouvriers. Ce tribut s'ajoutait au travail que devaient par ailleurs
fournir les un million huit cent mille prisonniers de guerre dont la
libération qu'on avait espérée rapide était remise aux calendes
grecques. Pour déterminer le montant de l'indemnité journalière,
Hemmen avait estimé à 100 Millions de ReichsMarks le coût
journalier de la poursuite de la guerre sur deux fronts, et la France
ne devait pas y participer pour moins de 20%, soit 20 millions de
R.M. ou 400 millions de francs, somme dans les possibilités d'une
France désormais déchargée de tout effort de guerre (Jäckel,
p.135-139). À partir de la fin du mois d'août, les dirigeants de
l'industrie française surent que le client solvable avec lequel ils
pourraient traiter serait allemand.
Un
minimum d'organisation pour superviser l'appareil industriel français
et le contrôler par le biais de l'approvisionnement en matières
premières, des moyens financiers massifs pour passer des commandes à
des entreprises qui tournaient avec les mêmes patrons, les mêmes
actionnaires, les mêmes cadres et les mêmes ouvriers qu'avant
l'Occupation, telle fut la recette par laquelle l'Occupant s'assura
la collaboration des entreprises françaises.
La collaboration économique, une initiative
française ?
Le
mode d'exploitation économique de la France comme des autres pays
occupés évolua au cours du temps, surtout à partir du moment où
les Allemands furent convaincus que la guerre à l'Est durerait
longtemps et qu'il fallait mobiliser le maximum de ressources pour
venir à bout de l'URSS.. Il n' s'agissait plus seulement de faire
tourner les entreprises françaises pour l'effort de guerre allemand,
il fallait également puiser directement dans les réserves de
main-d’œuvre française avec le système du STO dont les objectifs
furent finalement revus à la baisse en partie à cause de la
dissidence de masse provoquée par ce dispositif de déportation.
J'ai
essayé de comparer le cas de Philips aux Pays-Bas avec celui de la
SFR en France. Comme on le sait, les Pays-Bas furent dirigés par un
Commissaire du Reich, mais les finances publiques du pays furent
ponctionnées à un niveau comparable à celui qui découlait en
France des frais d'occupation prévus à l'article 18 de la
convention d'armistice et interprétés de façon léonine par le
vainqueur. Comme en France, les Allemands s'en tinrent au principe de
faire tourner les entreprises sans les léser. Dans les deux cas, Il
est reste difficile d'apprécier le succès de la politique
allemande. En restreignant son propos au cas français, Alfred Sauvy
écrivait en 1978
«
L'examen de ces quatre années douloureuses montre que, sur le
plan économique, l'exploitation systématique des richesses
françaises a été, pour l'Allemagne, une réussite remarquable,
comme on n'en n'avait guère vu depuis l'exploitation de l'Angleterre
par Guillaume le Conquérant.» (p.109)
30
ans plus tard, Adam Tooze après avoir entrepris de quantifier
l'exploitation des pays occupés par l'Allemagne donne un point de
vue un peu moins euphorique quant au succès de la politique
allemande.
«Les
conquêtes allemandes du début de la guerre contribuèrent
certainement à compenser ce handicap. Une mobilisation des
ressources étrangères, notamment en France, était un des atouts
dont Speer s'efforça de faire bénéficier l'effort de guerre
allemand dans l'automne 1943 [...] En 1943, dernière année pleine
de l'Occupation, les livraisons combinées à l'Allemagne de matériel
militaire de la France, de la Belgique, des Pays-Bas, du Gouvernement
général, du Danemark, de la Norvège et de la Serbie ne dépassèrent
pas 9,3% de la production d'armements. Les territoires occupés
n'apportèrent une contribution notable à l'équipement militaire
allemand que pour les chantiers navals, les matériels de
communication et les véhicules motorisés [...] En 1943, le montant
des livraisons de l'Europe occupée, 4,6 Mds de Reichsmarks, peut
être comparé à celui des livraisons des USA à la Grande-Bretagne,
environ 20 Mds de Reichmarks [...] Compte tenu de la productivité
désespérément médiocre dans les territoires occupés, le
programme de main-d'œuvre étrangère est incontestablement la
contribution la plus importante de l'Europe occupée à l'effort
d'armements de l'Allemagne.» (p.610)
A
moins de ne restreindre – par définition – le mot de
« collaboration » aux initiatives françaises, il n'est
guère guère douteux que la collaboration économique entre la
France et l'Allemagne ait été voulue et mise en place par les
Allemands. Que certains patrons aient devancé l'appel et soient
allés chercher des commandes auprès du vainqueur avant que celui-ci
n'aille les chercher ne saurait inverser la tendance dominante.
Et
pourtant…
…
on pouvait lire dans la plaquette accompagnant la très officielle
exposition des Archives nationales La Collaboration, 1940-1945,
tenue à l’Hôtel de Soubise su 26 novembre 2014 au 2 mars 2015 :
« La
collaboration d'État est bien une politique
d'initiative française, aussi sur le terrain
économique. Alors que le vainqueur
a pris son butin, a imposé des frais d'occupation
exorbitants et un cours forcé du
Reichsmark
qui
lui est extrêmement favorable,
les dirigeants français espèrent un
« Montoire économique » et une pax
germanica
économique.
Jusqu'au début de l'année 1942, l'heure est à la recherche d'une
« collaboration constructive ». »
Écrire
que sur le terrain économique, la collaboration d’État est une
initiative française est le contraire de la vérité. Comment
peut-on expliquer que les commissaires de l'exposition Thomas
Fontaine et Denis Peschanski, historiens compétents de la période
aient pu laisser passer une assertion aussi définitive et qui va à
l'encontre de ce tous les historiens économiques ont pu observer ?
Je veux croire Fontaine et Peschanski sincères : Pour eux une
exposition sur la période 1940-1944 ne peut concerner que les
turpitudes françaises. Une éventuelle initiative allemande serait
hors-sujet. Depuis les années 1970, l'écriture de l'histoire
mémorielle de l'Occupation s'est transformée en un interminable
remake des procès de l'épuration. On n'en finit plus de vouloir
châtier les traîtres en reprenant le mot d'ordre principal d'un
programme du CNR opportunément revenu à la mode.
Selon
la vulgate qui s'exprime dans cette exposition des Archives
nationales, en matière de collaboration économique, la question
n'est pas de savoir comment les Allemands ont exploité la France,
mais comment les Français ont trahi.
La Vulgate dans Alternatives économiques
Alternatives
économiques, le seul magazine de vulgarisation économique
accessible aux lycéens, s'intéresse aussi à l'Histoire comme en
témoigne le numéro 69 d' Alternatives économiques Poche sorti en
septembre 2014 et intitulé « Les grandes dates de l'histoire
économique de la France ». Cet opuscule démarre avec les
lentes mais profondes mutations économiques de la France. Au XX
e
siècle, entre les réformes du Front populaire et les 30 glorieuses,
la période de la seconde guerre mondiale apparaît sous le titre
« 1940-1944 : la collaboration économique sous Vichy :
un patronat consentant ». Sous la plume de Gérard Vindt, on
peut y lire un condensé de la vulgate qui n'a rien a envier à celui
des commissaires de l'exposition des Archives nationales :
«
La
plupart des patrons ont cherché à réaliser de bonnes affaires avec
l'Allemagne nazie, se retranchant facilement derrière la contrainte
subie. Les Français, on le sait, ont mis longtemps à entrer en
résistance […] Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que les
élites – et parmi elles les décideurs patronaux – n'ont pas
montré l'exemple. La collaboration massive des entreprises
françaises est incontestable : 30 % de l'ensemble de la
production française sont livrés à l'occupant ... »
Je
ne vais pas citer in extenso les quelques pages de cet article où
l'auteur ne mentionne pas le tribut journalier de 400 millions de
francs mais s'étale sur une lettre que la société
Photomaton
aurait envoyé aux autorités d'occupation pour proposer ses
machines automatiques pour ficher les individus de races juive
rassemblés dans les camps de concentration. Il s'agit d'un courrier
retrouvé par Antoine Lefébure (Les conversations secrètes des
Français sous l'Occupation, Plon, 1993). Courrier retrouvé dans les
archives des lettres ouvertes par les renseignements généraux de
Vichy. Lefébure n'a aucunement cherché à savoir ce qu'était la
société Photomaton à l'époque, pas plus que Rochebrune et Hazera
qui reprennent l'information dans leur livre de 850 pages (Les
patrons sous l'Occupation, Editions Odile Jacob, 1995) sans chercher
à en savoir plus sur cette affaire, mais à leur décharge, ils se
sont intéressés à toutes sortes de patrons. Il est tout à fait
intéressant de voir Gérard Vindt sélectionner dans Rochebrune et
Hazera, précisément ce cas non documenté.
De
la période de l'Occupation, la tendance dominante est de passer au
crible les individus pour déterminer la catégorie à laquelle ils
doivent appartenir : collabo ou résistant. La série télévisée
Un village français est tout à fait représentative de cette
tendance, mais il s'agit d'une œuvre de fiction où l'auteur est
libre de choisir son angle d'attaque et le contraste qu'il veut
donner à sa représentation. Par contre, l'historien qui traite de
la collaboration économique se doit de restituer le premier rôle
aux autorité allemandes qui appliquent une politique relativement
simple : c'est dans le domaine de la production que la France
vaincue doit collaborer. En tout premier lieu, les ouvriers furent
appelés à collaborer massivement, et ils durent obtempérer pour
s'assurer un minimum vital. Pour conserver leur salaire et assurer
la survie de leurs familles, les ouvriers de l'Arsenal de Brest
réquisitionné par la Kriegsmarine durent accepter de travailler
directement pour les Allemands : ils se présentèrent à
l'embauche dès le 4 juillet 1940 pour participer à la remise en
service de l'arsenal.(Lars Hellwinkel,
Les arsenaux de la marine
française sous l'Occupation: l'exemple du port de Brest (1940-1944),
dans Actes du colloque
Travailler dans les entreprises sous
l'Occupation, Besançon, 2006, dir. Chevandier et Daumas.)
L'exemple
de Brest est une exception dans la mesure où les ouvriers de
l'arsenal travaillent directement sous le contrôle de l'occupant.
Beaucoup plus généralement, les ouvriers français travaillaient
en France pour l'effort de guerre allemand, mais dans le cadre
d'entreprises françaises. La collaboration des patrons et de
l'encadrement technique fut requise pour organiser la production. Ce
que firent les ouvriers pour conserver un salaire, les patrons et les
cadres le firent pour conserver leur statut.
Survie, résistance et collaboration
Ce
que je montre dans le cas de la SFR, qui était à l'époque une
société d'un excellent niveau scientifique, notamment dans le
domaine du radar, c'est que les Allemands, qu'ils soient affiliés à
la Luftwaffe ou à Telefunken, n'approchèrent aucun spécialiste
français pour obtenir sa collaboration. Ceci n'est pas une
surprise : chez les belligérants des deux bords, tout ce qui
touchait au radar était « most secret » ; les
avancées techniques de la SFR avaient pu traverser la Manche in
extremis, en mai 1940, et ensuite, traverser l'Atlantique par
l'entremise des Anglais, mais aucun ingénieur français émigré aux
États-Unis n'a jamais obtenu l'autorisation de participer aux
développements du radar menés par les 4000 personnes du Radiation
Lab au MIT.
Du
côté allemand, la recherche sur le radar était également très
protégée : On demandait à la SFR de produire du matériel
radio de conception allemande, et les marges réalisées sur ce
marché était suffisantes pour financer un secteur de recherches
orientée tout azimut, y compris dans le domaine des hyperfréquences
qui sous-tendait les radars centimétriques, primordiaux pour la
maîtrise du ciel. A la Libération, le patron fondateur de la SFR,
Girardeau fut écarté pour avoir collaboré avec l'ennemi et les
dirigeants restant au pouvoir, notamment Brenot, se flattèrent
d'avoir résisté en poursuivant des recherches « au nez et à
la barbe de l'occupant ».
L'articulation
entre résistance et collaboration apparaît comme beaucoup plus
complexe qu'elle est généralement présentée : Les Français
vaincus cherchaient d'abord à survivre. Cette quête pour la survie
les a conduit à la fois vers la résistance et la collaboration,
souvent de façon indissociable comme ce fut le cas pour les
ingénieurs de la SFR. Comme l'ensemble des ouvriers français, ceux
de la SFR entrèrent massivement en dissidence lorsqu'à partir de
1942, les Allemands voulurent les exploiter directement en Allemagne
avec le système du STO. Le compromis qui fut trouvé était très
favorable aux entreprises comme la SFR, engagée directement dans
l'effort de guerre allemand. Toute la chaîne de commandement, de
Girardeau au chef d'atelier, est restée en place. L'environnement et
les conditions de travail de l'ouvrier restèrent inchangés. C'est
le schéma du Pont de la Rivière Kwaï, mais les Allemands, à
la différence du colonel Saïto, n'ont pas fait l'erreur de mettre
Girardeau en cage. Le colonel Nicholson pensait résister au colonel
Saïto en mettant au dessus de tout le respect des traditions
britanniques. Comme tout corps social, la SFR, la CSF, la Banque de
Paris et des Pays-bas se sont efforcées de survivre et de maintenir
aussi haut que possible à la fois la rentabilité, les capacités de
production, la compétitivité et l'ordre social si bien qu'elles se
sont effectivement retrouvées en ordre de marche à la Libération,
mais si les choses avaient mal tourné, on peut craindre qu'elles
n'aient fait bonne figure dans une Europe durablement dominée par
l'Allemagne.