HISTOIRE DE LA CSF SOUS L'OCCUPATION, « l'enfance de Thales » Domaine de Corbeville (1946-1954) Les gènes allemands d'un centre de
recherches (Création 8 mai 2020 mise à jour septembre 2020)
|
En
ce début du mois de mai 2020, je viens de découvrir dur le site du
Bédéiste blogueur Timothy Hannem "Glauqueland" une très belle page http://www.glauqueland.com/corbeville
qui évoque la destruction du centre de Corbeville, à Orsay au début des
années 2000. Cette visite m'a donné l'envie de créer cette page pour
évoquer les origines du centre de recherches créé en 1947 au domaine de
Corbeville, des origines qui doivent beaucoup, à une collaboration
franco-allemande méconnue, celle des années d'après guerre. Pour
l'histoire plus ancienne, on consultera utilement l'article de
wikipedia Château
de Corbeville.
Autre collaboration franco-allemande d'après- guerre: les radars Würzburg et la radio-astronomie française: Témoignage de James Lequeux |
Je n’ai retrouvé aucun indice qui montrerait que les relations nourries sous l’occupation entre la SFR et Telefunken se soient poursuivies d’une façon ou d’une autre après le retrait des Allemands en août 1944. Par contre la création et le développement du centre de recherches installé au domaine de Corbeville à Orsay fut à double titre une aventure allemande. On retiendra les noms de Fritz Schröter et Oskar Doehler, mais avec chacun d’eux, c’est toute une équipe d’ingénieurs et scientifiques de haut niveau qui marquèrent de leur empreinte les premières années de ce qui devint dans les années 1950 et 1960 un des fleurons de la renaissance scientifique française.
Après qu’ en août 1944, à Cholet, Joel Rebillard ait aidé l’ingénieur Thies alias « L’amiral » à charger sa voiture et qu’à Paris, Émile Girardeau ait reçu pour la dernière fois le doktor Schultz, il ne semble pas qu’il y ait eut une résurgence quelconque entre le staff de la SFR et les anciens partenaires du Büro parisien de Telefunken. Peut-être Girardeau avait-il gardé des relations avec le président Schwab de Telefunken, car il indique dans ses mémoires que ce dernier avait pris sa retraite à Madrid. Girardeau aurait signalé à David Sarnoff, le président de RCA retrouvé à Paris avec des galons de colonel1, l'attitude « plus que correcte, et même courageuse » du président de Telefunken. A Berlin, Sarnoff, devenu général, aurait évité à Schwab d'être raflé par les Soviétiques qui auraient imaginé de lui donner la direction d'une usine en Russie, et Schwab aurait ainsi pu passer à l'ouest2.Yves Rocard et la chasse aux savants allemands
A la même époque, Yves Rocard parcourait l'Allemagne dévastée pour récupérer des savants allemands et les mettre au service de la science française. Envolé à Londres en septembre 1942, il était revenu à Paris en novembre 1944 dans les services techniques de la Marine plus ou moins liés au 2eme Bureau et chargés de s'emparer de tout ce que l'on pouvait trouver en matière de technologie allemande, hommes, idées et matériel. Il s'agissait de faire ce qu'on appellera plus tard du retro-engineering sur tout le matériel abandonné par les Allemands, mais aussi d'aller chercher des documents en Allemagne, en interprétant favorablement les clauses de la reddition de l'Allemagne qui s'était engagée à remettre aux autorités alliées toutes les études engagées. La moisson de Rocard ne fut pas très abondante car l'ancien ingénieur de la SFR fut souvent devancé par les chasseurs de tête anglais et américains, notamment Samuel Goudsmit, un physicien d'origine hollandaise qui avait travaillé sur le projet Manhattan et qui mit la main avant Rocard sur le savant allemand Werner Heisenberg3. Rendu à la vie civile, Yves Rocard, fut chargé de remonter le laboratoire de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Les années de guerre n'avaient pas entamé l'amitié qui le liait à Maurice Ponte, et les trois normaliens de l'écurie CSF, Rocard, Ponte et Grivet, restèrent extrêmement proches alors que le premier occupait diverses responsabilités dans l'administration française, le second s'affirmait comme l'homme fort de la CSF et le troisième négociait en douceur sa transition de la CSF vers l'Université. Dans les années d'après-guerre, leurs relations ne portèrent d'ailleurs pas tant sur le recyclage de la science allemande que sur l'exploitation des surplus américains4.
Liaison plus durable entre Telefunken et la Compagnie des Compteurs
Sous l’Occupation, Telefunken avait vis-à-vis de la SFR des relations de client à sous-traitant. Vis-à-vis de la Compagnie des Compteurs CDC), le scenario fut un peu différent : Les relations scientifiques nouées à partir de 19365 perdurèrent pendant l’Occupation, notamment entre les deux spécialistes de la télévision qu’étaient respectivement René Barthélemy à la CDC et Fritz Schröter à Telefunken. La Compagnie des compteurs était avant-guerre le champion français de la Télévision naissante, tout au moins pour ce qui concerne la caméra et l’écran, la transmission restant l’affaire de la SFR. Barthélémy collaborait donc dés l’avant-guerre avec l'équipe de Telefunken de Fritz Schröter pour développer un réseau de télévision articulé autour de l'émetteur de la Tour Eiffel. Sous l’Occupation, l’équipe de la CDC fut placée sous le contrôle de Fritz Schröter qui resta à Berlin mais envoya à Montrouge l’un de ses adjoints, Kurt Diels, pour le représenter de façon permanente. L'émetteur de la Tour Eiffel fut utilisé par autre allemand, Kurt Hinzmann, pour la mise en service d'un réseau de télévision, le Fernsehender Paris, qui diffusait des émissions à l'usage des militaires allemands soignés dans les hôpitaux français. Le Fernsehender Paris acquit les studios de la rue Cognacq-Jay, à l'origine de la future ORTF6.
En décembre 1946, Schröter, Diels, Hinzmann et quatorze autres techniciens allemands de Telefunken choisirent de revenir à la CDC plutôt que de partir aux État-Unis dans les laboratoires de RCA. Comme il était délicat à cette époque de les faire travailler au laboratoire de Montrouge qu'ils avaient fréquenté deux ans avant, dans d'autres circonstances, CDC fit l'acquisition du domaine de Corbeville, à Orsay, pour y installer son équipe allemande. On ne sait pas très bien si la proximité avec le centre atomique de Saclay mis en chantier en 1946 intervint dans le choix de la CDC
La création du centre de Corbeville en 1947
Le domaine, d’une superficie d’environ
vingt-neuf hectares, comporte un château édifié entre 1520 et
1610, ses dépendances, des jardins en terrasse, une ferme, des
bois
et des champs. Les bâtiments et les bois étaient entourés
de murs. La CdC disposait déjà à Montrouge d’un laboratoire de
recherches sur les tubes électroniques créé par Pierre Chevallier,
un ancien assistant de Fernand Holweck. Les tubes de prise de vue de
type iconoscope y avaient également fait l’objet d’études à
partir de 1936. Avec l’accord du fondateur de la CDC, Ernest
Chamon, René Barthélemy décida alors de confier le développement
et la fabrication des tubes électroniques à Fritz Schröter et à
son équipe7.
Les ateliers correspondants furent transférés de Montrouge à
Corbeville et placés dans le château et dans ses
dépendances.
Relativement éloigné du grand centre de
Montrouge, ce laboratoire rattaché au département Télévision
disposait d’une certaine autonomie grâce à un service Achats, un
atelier de verrerie et un atelier de mécanique.
Dans le domaine de la télévision, CDC perdit la bataille des standards qui l’opposait à Radio Industrie, une société fondée par un autre pionnier de la télévision Henri De France, ce qui conduisit CDC à se désengager de la télévision. Fritz Schröter et Kurt Diels quittèrent la CDC en 1952 pour aller s’engager dans la télévision espagnole. A Corbeville, Charles Dufour prit la succession de Schröter dans le développement des tubes à mémoire.
Doehler et les Allemands de la CSF
Revenons à 1947 où une autre équipe de 5 physiciens allemands se mit au service de la CSF en 1947 et ce ralliement ne devait rien à la chasse de Rocard. L'un au moins de ces spécialistes de tubes électroniques pour radar, Oskar Doehler avait travaillé au Max Wien Institüt de Hambourg sous la direction du professeur Moeller, lui-même en relation avec Telefunken. Tous ces spécialistes n'avaient plus le droit de travailler sur le radar et pouvaient choisir de partir en France ou au Royaume uni. Doehler avait été interrogé par les services britanniques spécialisés. Les raisons pour lesquelles le physicien allemand choisit la France ne sont pas claires. En tout cas, ce ne fut pas pas la rudesse de l'interrogatoire qui le dissuada d'émigrer au Royaume uni, car il garda longtemps d'excellentes relations avec celui qui l'avait interrogé, le Dr. Winslaw, lui-même spécialiste du radar. Toujours est-il que le départ des sept allemands fut une aventure collective menée sous l'autorité de Werner Kleen, présentée par le rapport britannique comme une des plus personnalités les plus éminente du monde de l'électronique allemande8. Les scientifiques allemands furent logés ensemble dans un château de Villiers-le-Bel, au nord de Paris (Photo si-dessous) et travaillaient rue du Maroc. Doehler et Huber furent les seuls à prendre racine à la CSF. Werner Kleen rejoignit bientôt Siemens, un autre, du nom de Brück retourna chez Telefunken où il fut chargé des relations avec la CSF, et encore un autre, Lerbs trouva un poste dans une université allemande pour travailler sur les tubes à ondes progressives9.
Le laboratoire de la rue du Maroc avait été créé en 1946 pour désengorger l’usine historique de la SFR. A cette époque, la SFR et sa maison mère la CSF partageant le même directeur, Robert Tabouis et le même directeur général, Maurice Ponte, un normalien qui chapeautait directement la recherche.
En 1946, le laboratoire de la rue du Maroc comprenait deux départements, un département électronique consacré aux tubes hyperfréquences dirigé par Robert Warnecke et un département Recherches physiques orienté vers les équipements10. Doehler devint une des figures dominantes du laboratoire de recherches de la CSF. C’est au sein de son équipe qui s'installa en 1954 à Corbeville.
L’intégration du centre de Corbeville à la CSF
Suite à son désengagement de la télévision, CDC CDC céda le laboratoire de Corbeville à la CSF qui s’intéressait aux tubes à mémoire pour ses applications aux cameras infra-rouge et au terrain disponible pour construire de nouveaux bâtiments. Entre 1954 et 1956, 7000 m² de locaux seront construits. Le laboratoire de Warnecke et Doehler quitte la rue du Maroc pour Corbeville11. L’effectif de 450 personnes est réparti dans six laboratoires dont deux sont dirigés par les Allemands, le laboratoire des tubes de grande puissance, par Oskar Doehler, et le laboratoire des cathodes par Harry Huber. Daniel Charles que nous avons déjà rencontré sur une autre page de ce site aux côtés de Pierre Griver12 dirige deux autres laboratoires.
Le jeune Epsztein que l'on voit sur la photo avait été à l’origine de l’invention du Carcinotron, du temps de la rue du Maroc, Le carcinotron fut l’un des tubes qui permit à la CSF de prendre la première place dans le domaine des tubes hyperfréquence de puissance. Dans les quinze années d’après-guerre, le radar est la locomotive des développements de l’électronique, et le carcinotron est le composant de base qui permet le brouillage des radars.
A peu près à la même époque où la CSF achètait et aménageait le centre de Corbeville, l’Université de Paris achetait 50 hectares sur les communes d’Orsay et de Bures-sur-Yvette. Les Klystrons de puissance conçus à Corbeville seront les composants de base de l’accélérateur linéaire développé sur le campus d’Orsay sous l’impulsion d’Yves Rocard. Certains tubes conçus par Doehler entraient dans le programme de la bombe nucléaire française. Les rapports de Doehler étaient classifiés, mais lui-même ne pouvait pas avoir accès à toutes les informations "secret défense "13.
Doehler resta à Corbeville jusqu’en 1968. Il avait comme secrétaire sa belle fille Marie-Claude qui avait rencontré son fils au lycée d’Orsay14. Le Laboratoire central de la CSF cessa alors ses activités de recherches dans le domaine des tubes hyperfréquences. A cette époque, les composants semi-conducteurs n’étaient pas encore en mesure de remplacer les tubes - en 2020, les tubes sont encore largement utilisés dans le spatial et la Défense – mais les activités de recherche sur les tubes furent réintégrés au sein du département des tubes électroniques qui s’installera finalement à Vélizy. Oskar Doeler terminera sa carrière aux Etats-Unis à Notthtrop corporation, dans l’Illinois. On retrouve sa trace, dans des publications scientifiques jusqu’en 1979.
J’ai moi-même travaillé à Corbeville de 1972 à 1989. A l’époque, je ne m’intéressais pas vraiment à l’histoire du site. Je savais juste qu’avant la fusion Thomson-CSF, le centre avait été dans le périmètre de la CSF. Je cotoyais quelques anciens « de la rue du Maroc ». Je devais quand même m’intéresser déjà à l’Histoire, puisqu’un dessinateur avec lequel je travaillais m’avait donné, à la fin des années 1980, quelques photos prises vers 1960. Il avait connu Corbeville au début de sa carrière professionnelle et parlait avec enthousiasme et nostalgie de cette époque pionnière où régnait un optimisme que l’on avait déjà du mal à imaginer, il y a plus de trente ans.
1 Pour les retrouvailles de Girardeau et de Sarnoff, se reporter au chapitre 16.
2 Émile Girardeau, Souvenirs de longue vie, Berger-Levrault, 1968, p.331.
3 Yves Rocard, Mémoires sans concessions, Grasset, 1989, pp.116-121
4 Correspondance entre Grivet, Rocard et Ponte (Archives de Pierre Grivet, communiquées par Jean-Philippe Grivet)
5Thierry Kubler et Emmanuel Lemieux, Cognacq-Jay 1940, la télévision française sous l'Occupation, Éditions Plume, 1990., pp.56-58
6Thierry Kubler et Emmanuel Lemieux, op.cit.
7Jean-Pierre Pujes, Histoire de la recherche dans Thales, Vol.1, AICPRAT, 2009, p.52
8 German development of modulator valves for radar applications, British Intelligence Objective Sub-Commitee trip n°2617, en ligne sur le site http://www.cdvandt.org . Les bonnes relations entre Oskar Doehler et Winslaw m'ont été signalées par Marie-Claude Doehler., belle-fille d’Oskar.
9 Bernard Lévi, Histoire des tubes électroniques de Thomson-CSF. Lévi cite le témoignage de Bernard Epsztein, l'un des ingénieurs vedette des tubes électronique de CSF de l'après-guerre.
10Jean-Pierre Pujes, op.cit. p.36
11 Jean-Pierre Pujes, Histoire de la recherche dans Thales, Vol.1, AICPRAT, 2009, pp.49-53
12http://siteedc.edechambost.net/CSF/Grivet.html
13Vincent Nouzille, Une contribution efficace à la force de frappe française, L’Express, 20/05/1999
14Témoignage de Marie-Claude-Doehler, 2011