Jean Fleury et la CSF

Entre les premiers balbutiements de la radio clandestine, en 1941, et la période du débarquement et de la Libération, les transmissions du BCRA furent complètement réorganisées sous l'égide de deux ingénieurs de la SFR de Lyon. Le BCRA était le service de renseignements et d'action de la France Combattante. Éliminés de la grande compétition de la guerre électronique, les ingénieurs du pays vaincu sauvent l'honneur en innovant dans les systèmes de communications clandestins.

Jean Fleury, né en 1901 reçoit sa formation d'ingénieur à Polytechnique et à l'école des Mines. Il effectue son début de carrière dans le giron de la CSF, dans les services techniques de Radio-Paris, puis à Radio-Saïgon où il est directeur général. Mobilisé en 1939, il est affecté en Syrie jusqu'à la fin du du mois de novembre 1940, date à laquelle il rentre à Paris. Il est alors envoyé à Lyon comme directeur commercial du nouveau centre SFR de Lyon¹. En juin 1942, Fleury est recruté comme agent P2 par un réseau du BCRA, Phratrie, qui étend ses ramifications aussi bien en zone Sud qu'en zone Nord². Les agents P2 signent avec le BCRA un contrat de type militaire qui les engage pour toute la durée de la guerre.

Ballbutiements de la radio clandestine

Dans l'état-major du Général de Gaulle, à Londres, le BCRA, Bureau Central de Renseignements et d'Action, dirigé par le colonel Passy³ avait en charge la création de réseaux de renseignements et d'action sur le sol métropolitain, que l'on a l'habitude de distinguer des mouvements ou réseaux qui se dont créés plus ou moins spontanément et qui ont opéré à partir de la fin 1942 la jonction avec la France Combattante, dans le processus d'unification dirigé par Jean Moulin. Le BCRA comprend deux services, un service action, créé officiellement en octobre 1941 et qui travaille en étroite relation avec le SOE britannique, et un service de renseignements en relation avec l'Intelligence Service. Le fonctionnement de ce service était conditionné par les moyens de communication, c'est-à-dire la radio clandestine. L'alternative à la radio était le courrier acheminé par les avions Lysander. La radio était plus pratique à mettre en œuvre.

Gilbert Renault, plus connu sous le nom de « colonel Rémy » fut le plus célèbre envoyé du BCRA sur le sol métropolitain pour créer des réseaux de renseignements. La première liaison radio pour le compte du BCRA entre la France et la Grande-Bretagne fut ouverte en décembre 1940 par Honoré d'Estienne d'Orves, un officier de marine parachuté en France qui sera arrêté par le contre-espionnage allemand un mois plus tard.

Laissons Fleury raconter comment il a été amené à organiser un service radio, probablement pour le compte de Phratrie dont il était membre.

« J'ai pris contact - seulement au début de l'année 1942 - avec le colonel Rémy à Paris et avec Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Raymond et Lucie Aubrac à Lyon. Aux uns comme aux autres se posait le problème de la radio. Je ne manquais pas de conseils à leur donner, mais je me rendis vite compte qu'en matière de résistance, les conseils sont inefficaces. Je fus ainsi amené à fonder à Lyon un petit réseau de transmissions que je baptisais Electre et qui employa d'abord un, puis deux, puis trois opérateurs. Eux et moi étions des professionnels des radiocommunications, ce qui explique que nous avons évité bien des erreurs... Les réseaux de renseignements qui avaient des déboires avec leur radio nous confiaient les appareils que Londres leur avait parachutés, en échange de quoi nous assurions leur trafic. »⁴

La croissance spectaculaire des liaisons radio clandestines entre janvier 1943 et juillet 1944 est illustré par le nombre de télégrammes envoyés mensuellement par le service Action du BCRA.

Electre

« Electre était un réseau minuscule qui comprenait seulement des amis. Je le dirigeais avec deux camarades, ma femme, trois radios, et c'est tout. Et c'est peut-être grâce à cela que nous avons survécu. Nous travaillions avec un réseau de boites à lettres. Je voyais les chefs de réseaux, nous prenions les télégrammes dans les boîtes à lettres et nous les transmettions. Nous recevions les réponses la nuit, par broadcast, on les remettait dans d'autres boites aux lettres qui fonctionnaient dans l'autre sens. »

Aux débuts d'Electre, on trouve aux côtés de Fleury André Amar et Jacques Tayar. Le premier fut arrêté en avril 1943, et le deuxième, ancien étudiant de Sciences-Po, que Fleury avait connu à Saïgon, devint son adjoint⁶. Fleury profitait assez peu des ressources de la SFR pour ses activités clandestines, mais il lui arrive évidemment de se servir dans les stocks, par exemple, en juin 1942, il a rendez-vous avec Rémy pour lui apporter des quartz prélevés à la SFR.⁷. En février 1943, lorsque Fleury doit se rendre à Londres, c'est Tayar qui assure l'intérim. Il prendra ensuite la direction du réseau. Après sa disparition le 17 décembre 1943 lors d'un atterrissage forcé en Angleterre, il sera remplacé par Jacques Rénal. On ne connait pas les circonstances dans lesquelles Jean Roy, directeur technique de la SFR de Lyon a été impliqué dans Electre. Dés son retour à l'usine de Levallois, en septembre 1940, après la démobilisation, cet ingénieur de trente ans avait posé en principe, qu'il n'aurait aucun contact avec les autorités allemandes. Il commence l'étude d'un récepteur de trafic mais on lui propose bientôt de diriger le service technique de l'usine de Lyon, en cours de création. Il rejoint son nouveau poste en janvier 1941 »⁸

Assez rapidement, le réseau Electre centralise l'essentiel du trafic des réseaux de renseignement de la zone sud. Une telle concentration n'est pas sans risque, mais elle est un moindre mal.

« La faute principale à mes yeux, consistait à émettre pendant trop longtemps, car seules les périodes d'émission permettaient à l'ennemi - pendant toute leur durée - de procéder à des mesures de localisation et de se rapprocher de notre emplacement. »

Une idée de Fleury est donc de séparer complètement la réception de l'émission pour que la réception n'allonge pas la durée des communications. Une autre idée consiste à éviter qu'un opérateur ne puisse être distingué. A cet effet, les indicatifs des différents opérateurs sont fréquemment permutés. Dans le camp adverse, celui de la Funkabwehr, les méthodes se perfectionnent et s'automatisent continûment: Enregistrement des transmissions, usage de récepteurs panoramiques et d'oscillographes cathodiques pour saisir une émission dés son apparition.

« Nous avions le sentiment qu'en augmentant considérablement le nombre des opérateurs et la vitesse de trafic de chacun d'eux, et en prenant l'habitude d'établir et de rompre instantanément nos contacts avec la centrale, nous arriverions à noyer les efforts de nos poursuivants, incapables, en pleine guerre, de multiplier leurs stations d'interception et de radio-goniométrie et leurs véhicules de recherche »⁹

Fleury se rend donc à Londres en février de 1943 pour prendre contact avec les services anglais qui centralisent toutes les communications et essayer de généraliser la formule d'Electre. Les responsables transmissions du MI6 refusent de s'aligner sur les positions de Fleury qui rentre en France, et profite d'une mission en France du colonel Passy pour lui suggérer de faire venir à Londres Jean Roy, directeur technique de la SFR de Lyon.

Le concept d'Electre La radio d 'émission envoie des messages codés à des heures précises. Avec son poste émetteur-récepteur, il ne reçoit de Londres que les informations relatives à son émission: Londres confirme la prise de contact et la qualité du contact (2/5= mauvais, ... , 5/5=très bon. ) Les accusés réception des télégrammes reçus et les messages envoyés par Londres - instructions, renseignements sont lus uniquement sur des postes récepteurs: On appelle ça des opérations de broadcasting, que Londres envoie « en l'air », à n'importe quelle heure, sans prendre contact, avec des appareils puissants. Ces messages sont codés et l'écoute se fait 24 heures sur 24. Le principe anglais que Fleury conteste et voudrait remplacer est basé sur l'idée que l'on envoie pour une courte mission un officier accompagné d'un radio. L'officier reçoit par radio un ordre de mission précis et peut communiquer, en temps réel, par l'intermédiaire de son radio qui assure à la fois l'émission et la réception. Cela permet à l'officier d'accomplir rapidement et efficacement sa mission et de vite repartir avec son radio une fois la mission terminée. En plus de l'émission et de la réception, le radio fait aussi le chiffrage et le déchiffrage. Dans le contexte d'une clandestinité durable, ce système est très peu sûr, à tous points de vue, car non seulement le radio a plus de chances d'être débusqué à cause des temps de communication plus longs, mais il connait le contenu de tous les messages, et va inévitablement parler lorsqu'il sera arrêté. Fleury a émis l'idée que si les Anglais du MI6 s'accrochaient à un système visiblement désavantageux pour les clandestins, c'est que ces dialogues qui pouvaient s'instaurer entre les deux interlocuteurs permettaient à la centrale de garder la main, et, le cas échéant, lorsque les Allemands prenaient le contrôle d'un émetteur, de se livrer à des manœuvres d'intoxication.

Nommé par la SFR au centre de Sainte-Assise de Radio-France Fleury avait quitté Lyon en mars 1943¹⁰. Il démissionnera de la SFR en mai 1943. Dans sa lettre de démission datée du 21 mai 1943, il invoquera une dysenterie contractée en Syrie. Il plonge alors dans la clandestinité et rejoint Londres en septembre 1943.

Haut de page

Electre remplace la WT

Conformément aux dispositions prises par Passy et Fleury, Roy part à Londres en avril 1943 et il trouve chez les officiers du SOE une oreille beaucoup plus attentive à ses observations du terrain. On lui fait confiance pour réorganiser les transmissions radio. Fleury reçoit donc en juillet 1943 les « plans de transmissions » de Roy qui découlent, bien sûr, de leurs idées communes. L'ancienne organisation de transmissions baptisée WT (Wireless Telecommunications) est alors remplacée par Electre. Il est temps, car WT connait une crise grave, marquée sur le graphique par une diminution du nombre de transmissions en juillet. En fait, ce n'est pas Electre qui va remplacer la WT, mais un ensemble de 50 centres de transmissions semblables à ce qu'était Electre, mais qui sont capables d'échanger entre eux des indicatifs et des fréquences¹¹.

On se souvient qu'en juillet 1943, la présence à Paris de l'opératrice radio Noor Inayat Khan avait été précieuse pour pallier la pénurie de canaux de transmissions opérationnels (Voir la page Jean Viennot ). En fait, la vague d'arrestation a rendu la situation aussi catastrophique à Lyon qu'à Paris. Les problèmes matériels sont résolus, les plans de transmissions, appareils de radio, quartz, sont disponibles, mais il y a pénurie d'opérateurs. Claude Wolf ouvre alors dans le Dauphiné une école d'opérateurs qui recrute des opérateurs professionnels et leur donne une formation d'opérateurs clandestins. Quand au service radio proprement dit, Fleury estime que les problèmes techniques sont si bien réglés qu'il est possible et souhaitable de le faire superviser par un non-technicien, Tibor Revesz-Long, docteur en médecine.

« Au mois de septembre, j'observe que l'affaire est bien lancée et peut fonctionner sans moi... Je confiai donc l'inspection des transmissions à mon ami Tibor Revesz-long, qui m'avait secondé depuis le début, et je partis pour Londres, me fis nommer chef du service R du BCRA et fis adopter une organisation des transmissions semblable à celle de l'Action. »¹²

Fleury chef du 3eme bureau de L'EMFFI

L'efficacité du service mis sur pied par Fleury fut reconnu par les différents acteurs de la Résistance¹³. A partir de Mai 1944, le BCRA est intégré à l'EMFFI, (État-Major des FFI) dirigé par le général Koenig à qui il revient de coordonner les actions de la Résistance avec le Commandement suprême allié (SHAEF) du général Eisenhower. Fleury promu lieutenant-colonel est le chef du 3eme bureau de l'EMFFI, qui comporte notamment une section responsable de la liaison avec le SHAEF, une section responsable des groupes opérationnels envoyés en mission, une section responsable de la liaison avec les bataillons de parachutistes, et la salle d'opération (War Room) qui permet d'avoir une vue synthétique et claire de la situation sur l'ensemble du territoire. Fleury est assisté par le colonel anglais Barry mais Jean Roy est toujours responsable des transmissions et des relations, d'ailleurs excellentes, avec le SOE et les stations anglaises. Les relations entre le SHAEF et l'EMFFI ne sont pas toujours aussi bonnes. Le fameux message du 5 juin (les sanglots longs...) destiné à déclencher les opérations de guérilla de la Résistance a été diffusé par la BBC à l'insu de l'EMFFI.

Haut de page

La War-room de l'EMFFI

Le succès et l'efficacité des missions confiées à la Résistance contribua à faire changer l'attitude des Alliés. Fleury fut gratifié de sa longue marche entreprise depuis 1942 avec les balbutiements des transmissions du réseau Phratrie, lorsqu'à la fin du mois de juin 1944, il vit arriver à Londres, dans sa War Room, là où des jeunes filles indiquaient la progression des troupes alliées en déplaçant des punaises sur des cartes qui pendaient au mur, un général des forces spéciales de Montgomery chargé de coordonner toutes les activités au-delà du front ennemi.

« A moi qu'on ne regardait même pas à l'État-Major de la Division où je représentais les Forces Spéciales, on me demande maintenant d'accomplir des tâches impossibles. C'est pourquoi je viens vous trouver. Qu'est-ce que je peux faire, et quelles sont les actions qu'on peut demander à la Résistance ? »¹⁴

L'État-Major des FFI, capable de coordonner depuis Londres l'action de la Résistance française était donc pris au sérieux par les Alliés et reconnu par ce général au béret violet. Le général Patton, lui-aussi, impliqua pleinement l'EMFFI lorsqu'il réalisa après sa fameuse percée d'Avranches un aller-retour à travers la Bretagne.

« L'intervention du général de l'Etat-major du maréchal Montgomery provoqua chez tous nos officiers dans cette War Room une émotion qui ne peut se décrire. Ainsi toutes nos espérances étaient comblées. Toutes nos affirmations visant l'efficacité de la Résistance étaient vérifiées par des officiers du front. »¹⁵

Comme Viennot ou Vaudevire, l'investissement de Fleury dans la Résistance ne fut pas occasionnel, mais total, et il débouche logiquement dans une plongée dans la clandestinité totale. Mais contrairement au groupe de Levallois, Fleury a maintenu un cloisonnement entre ses activités résistantes et son activité professionnelle. Sans doute le voit-on se servir en quartz dans les magasins de l'usine, et il est possible que Roy n'ait pas été le seul professionnel recruté pour la bonne cause. On ne doit pas imaginer que les ateliers de l'usine de Lyon aient été massivement détournés pour produire des émetteurs clandestins, il semble bien qu'un seul poste émetteur ait été soustrait d'un lot commandé par l'administration de Vichy, pour être remis à un mouvement de résistance ¹⁶. L'apport des ingénieurs de la SFR ne s'est pas manifesté dans la conception du matériel de transmissions, mais dans la façon de s'en servir.

Haut de page

Notes de bas de page