HISTOIRE DE LA CSF SOUS L'OCCUPATION, « l'enfance de Thales » Robert et Geneviève Tabouis (Création 11 novembre 2012)
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Dans le livre, je consacre un chapitre entier à Émile Girardeau, le patron de la CSF, et je n'ai pu consacré que bien peu de place à Robert Tabouis, qui le seconde depuis déjà plusieurs années au moment de l'arrivée des Allemands et qui succèdera à son patron en 1945 lorsque ce dernier tombera en disgrâce. Dans la mémoire du groupe Thales, à la fibre très technique et scientifique, le gestionnaire Tabouis a du mal à se faire de la place entre le fondateur Girardeau et le «grand scientifique» Maurice Ponte. Il est vrai que Tabouis que tout le monde décrit comme distingué et suave, reste quelque peu énigmatique en dépit de son bilan plutôt flatteur: après que les nuages de la fin des années quarante se soient dissipés, La CSF connut la prospérité et une formidable expansion sous le règne de Tabouis, que j'associe sur cette page à son épouse Geneviève, mais qui fut beaucoup plus qu'un «mari de».
Le salon Tabouis | Geneviève Tabouis (1892-1985) | Robert Tabouis (1889-1973) | La séparation |
La Résistance de Tabouis | La Résistance de Girardeau |
Marc de Beaumont, important actionnaire et premier président de la SFR, introduisit Girardeau dans le monde de la finance et de la politique avant même le déclenchement de la Première Guerre modiale. Plus tard, le couple Tabouis joua un rôle central dans les relations mondaines de la CSF. Robert Tabouis, fils d'avocat, lui-même licencié en droit était entré à Radio-France en 1922. Il faut dire qu'il avait épousé Geneviève Le Quesne, nièce de l'ancien ambassadeur Jules Cambon, président de Radio-France et administrateur de la BPPB. Geneviève Tabouis étant devenue une journaliste de politique étrangère de premier plan, le salon Tabouis était devenue le lieu où Geneviève recevait le tout-Paris de la politique et de la diplomatie en compagnie de son très suave époux. Après les élections législatives de 1932, Herriot, l'autre grande figure politique de l'entre-deux-guerre, voulut faire rentrer ce dernier dans son gouvernement comme ministre des finances. Très intime avec Geneviève Tabouis, il demanda à son amie de mettre à profit les relations professionnelles de son mari pour prendre contact avec Germain Martin, ce qui fut fait au cours d'un repas discret auquel auquel Girardeau avait été convié avec son épouse Juliette1.
Après la Seconde
Guerre mondiale, Geneviève Tabouis devint connue du grand public à
cause des chroniques de politique étrangère qu'elle donnait sur
Radio-Luxembourg de 1949 à 1967, Les dernières nouvelles de
demain. Sans doute la qualité d'administrateur de son mari
expliquait-elle en partie sa présence sur cette antenne, mais
avant-tout, la carrière de son mari au sein de la CSF devait
beaucoup au réseau familial de son épouse, notamment celui de
l'oncle de Geneviève, Jules Cambon. En tout cas, Geneviève Tabouis
était déjà reconnue dans les années trente comme une journaliste
de premier plan. Face à l'impossibilité pour les femmes de faire
carrière au Quai d'Orsay, Geneviève Le Quesne, épouse Tabouis, se
lança dans le journalisme diplomatique, à partir de 1924. Après
des débuts dans la presse de province, La Petite Gironde, le Petit
Marseillais, elle intègre en 1933 le quotidien parisien beaucoup
plus prestigieux, L'Œuvre.
1933 est également la date où elle participe avec Édouard Herriot
à un voyage en URSS, au moment où sévit en Ukraine une terrible
famine. À son retour, Herriot déclarera : " j'ai traversé
l'Ukraine. Eh bien ! je vous affirme que je l'ai vue tel un jardin en
plein rendement". Journaliste bien introduite auprès de
l'ambassade d'URSS2,
Geneviève Tabouis est également proche de l'agent d'influence
soviétique Otto Katz3.
En tous cas, à partir de 1938, ses écrits et ses conférences4
la montrent résolument anti-munichoise et anti-hitlérienne. Sachant
qu'elle avait été mise sur une liste des ennemis de l'Allemagne,
Geneviève préféra quitter la France lors de l'arrivée des
Allemands.
Marié en 1916 à Geneviève Le Quesne, Robert Tabouis était le fils de l' avocat parisien Charles Tabouis. Après des études de droit, et une participation à la Première Guerre mondiale, au sous-secrétariat à l'aviation qu'il quitte en 1919 avec le grade de sergent-major, il débute sa carrière professionnelle aux établissements Bréguet avant de rentrer en 1921 la Compagnie Radio-France, créée l'année précédente par Émile Girardeau. Il occupe diverses responsabilités au sein de la CSF et du Syndicat professionnel des industries radio-électriques. En 1939, il est considéré par Girardeau comme son « second », et gratifié par conséquent de plusieurs postes d'administrateur au sein du groupe CSF5.
À
la Libération, Girardeau s'efforcera de donner l'image d'une
entreprise résistant de façon organisée et disciplinée sous
l'égide de son chef, c'est-à-dire de lui-même. Lorsqu'il sera en
position de défense, attaqué publiquement par la presse communiste
et sommé de s'expliquer par différentes instances de l'Épuration.
Girardeau tentera de convaincre qu'il a mené une stratégie de
double-jeu, représentée, du côté de la Résistance par son
adjoint Tabouis qui aurait toujours maintenu le « contact avec
Londres et New-York »6,
selon une formulation de 1945, date à laquelle il n'était pas
forcément clair pour tout le monde qu'aucun organe de Résistance,
intérieure ou extérieure n'avait jamais été basé à New-York.
S'intéresser à Robert Tabouis pendant la période de l'Occupation,
c'est donc poser le problème d'une éventuelle « Résistance
de direction .»
Dans son carnet
d'adresses bien rempli, Robert Tabouis a évidemment de nombreux
contacts à l'étranger, et certainement aux Etats-Unis où sa femme
s'est installée depuis 1940. Robert et Geneviève s'étaient
séparées à la mi-juin 1940, Robert suivant le repliement de la SFR
à Cholet et Loublande et Geneviève suivant le Gouvernement jusqu'à
Bordeaux où elle accepta l'offre de l'ambassadeur de Grande-Bretagne
de monter sur un contre-torpilleur. Les deux enfants du couple,
François, 23 ans et Rosine, 20 ans, étaient restés en France. À
Londres, elle déjeuna avec Churchill qui lui conseilla de partir
aux Etats-Unis, où elle serait plus utile pour mener des campagnes
de presse en faveur d'un engagement américain aux côtés de
l'Angleterre. Geneviève rencontra également De Gaulle à qui elle
expliqua qu'elle ne pouvait le soutenir publiquement de crainte que
sa famille restée en France ne fasse l'objet de représailles.
C'était gentil pour Robert, mais de Gaulle apprécia modérément
« La patrie est en danger terrible et c'est tout ce que vous
jugez bon de défendre en priorité ! ». Il la mit à la
porte et Geneviève se considéra par la suite victime de la rancune
du Général. Son cousin Roger Cambon démissionna de son poste à
l'ambasssade de France, resta à Londres sans pour autant adhérer à
la France Libre. Finalement Geneviève suivit les conseils de
Churchill, s'embarqua pour les Etats-Unis où elle apprit qu'elle
était déchue de la nationalité Française. Jusqu'en juin 1945,
elle mena outre-atlantique une carrière de conférencière,
collaborant à plusieurs journaux américains et participant à la
création d'un journal français, Pour la Victoire
qui prit le parti de Giraud contre de Gaulle7.
Si la qualité de mari de Geneviève Tabouis pouvait être un handicap pour traiter avec les Allemands, ce n'en était donc pas pour autant un laisser-passer pour prendre langue avec « Londres ». Lorsqu'en 1941, Robert Tabouis voulut sonder « Londres » au sujet de l'installation de la Kriegsmarine au centre d'émission de Sainte-Assise, il s'adressa à la mère du cousin de sa femme, Roger Cambon. Il est difficile de savoir ce que Tabouis demanda exactement à son cousin par alliance, ses déclarations de 1949 furent confuses sur le sujet. Il aurait reçu quinze jours après une réponse par l'intermédiaire d'une jeune fille selon laquelle les Anglais ne voyaient pas d'inconvénients à ce que la Kriegsmarine s'installât à Sainte-Assise.8
En 1942, Tabouis
adhéra officiellement à l' « Union des Cadres de l'Industrie
Française Combattante », un mouvement de Résistance lié à
l'Organisation civile et militaire (OCM) qui sera représenté au
sein du CNR par Maxime Blocq-Mascart, d'inspiration conservatrice et
germanophobe. Tabouis était fier d'exhiber sa carte de l'UCIF qui
portait le numéro 14, signe d'une adhésion précoce. La SFR aurait
ainsi participé aux financement de certaines organisations en
passant par l'intermédiaire d'un certain Leroux, assistant de
laboratoire au collège de France9.
Lorsqu'en 1945, comme d'autres administrateurs de la Banque de Paris
et des Pays-Bas, Girardeau devra s'expliquer sur sa présence à des
repas organisés par le prince de Beauveau-Craon pour mettre en
relation des personnalités françaises et allemandes du monde
économique et industriel, Girardeau justifia sa participation à ces
agapes par la nécessité de collecter de renseignements destinés à
être transmis à qui de droit par l'intermédiaire de Tabouis.
Girardeau rendit également service en mai 1943 à une relation de la
Banque, Alexandre de Saint-Phalle, venu lui demander de blanchir, en
quelque sorte de l'argent crédité par la France Combattante à la
SFR d'Alger et versé à un agent parachuté sur le sol
métropolitain. 300000 francs furent ainsi mis à la disposition du
capitaine parachuté10.
Girardeau voulut avoir sa propre carte. Elle lui fut remise en janvier 1944 par un certain R. de Frondeville qui immatricula Girardeau sous le numéro 1320 à un réseau de renseignements du BCRA, Vélites-Thermopyles. Frondeville témoignera en faveur de Girardeau: « Émile Girardeau a été l'un de mes meilleurs informateurs... Il m'a donné des informations particulièrement précieuses sur les fabrications industrielles entreprises par les Allemands, sur les résultats des bombardements, sur les transports économiques intéressant les opérations militaires allemandes, et tout particulièrement sur les V1, leur fabrication et les pistes de lancement... »11.
Au sujet de la bombe volante V1, utilisée par les Allemands à partir du 13 juin 1944, Girardeau raconte dans ses mémoires qu'un groupe de résistance lié à de Frondeville avait réussi à s'emparer d'un camion transportant un V1 De Frondeville pensa qu'il serait intéressant de mettre à profit les compétences de son agent 1320 pour voir si le nez de l'engin renfermait un système de guidage électronique. Le mécanisme du V1 fut acheminé jusqu'au boulevard Haussmann où Tabouis eut l'idée de le cacher dans le bureau de Bethenod qui était mort quelques mois avant. Girardeau convoqua au siège Aubert, ingénieur en chef de Levallois, qui expertisa le système de guidage et conclut qu'il n'était pas électronique12. On peut s'amuser à imaginer les trois directeurs avec leurs tournevis, mais l'histoire de cet épisode non daté est un peu surprenante, car on voit mal les Anglais renoncer à rapatrier coûte que coûte le dispositif pour l'examiner eux-même.
Dans le numéro de mars 1944 de l' « Industrie Française », bulletin de l'UFIC, il était reproduit un appel du CNR au peuple de France contenant notamment ce slogan « Deux fois plus de sabotage de la production ! ». L'adhésion tardive de Girardeau à une organisation de Résistance ne s'est visiblement pas faite sur cette base-là, mais nous ne nous appesantirons pas trop sur l'authenticité de la Résistance du patron de la CSF et lui laisserons le dernier mot:
« Jusqu'à la fin de 1943, j'avais refusé toute inscription dans un réseau de résistance, primo, parce que j'étais bien assez occupé à l'organiser et à la poursuivre dans mon groupe de sociétés, secundo, parce que je n'avais pas apprécié comme satisfaisants certains organismes de Résistance qui avaient pris contact avec une imprudence ne témoignant pas de sérieuses capacités d'organisation et d'efficacité. »13
En 1945, Girardeau prendra à son compte l'ensemble de la politique de résistance au travail forcé lorsqu'il aura à rendre compte de ses activités en tant qu'administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas:
« ...
Nous étions arrivés à avoir davantage de réfractaires que de
déportés. Les réfractaires étaient échangés avec d'autres
usines et munis de fausses cartes d'identité et d'alimentation,
établies par les soins du Service Administratif de notre société.
J'avais d'ailleurs établi dans le groupe un service de résistance
pour toutes les questions de cette nature. Son chef était Robert
Tabouis, et son adjoint pour la SFR était Charles Vaudevire, qui
était à l'usine de Levallois... »1
Notes de bas de page
1Émile Girardeau, Souvenirs de longue vie, Berger-Levrault, 1968, p232 et p.227
2Thierry Wolton, Le Grand recrutement, 1993, Grasset, p.196-198.
3Denis Maréchal, Geneviève Tabouis, les dernières nouvelles de demain, 2003, nouveau monde éditions, p.107-120
4Voir le compte-rendu de ses conférences dans le dossier « Tabouis » des Renseignements généraux (Archives de la Préfecture de police)
5Valentine Weiss, Notice biographique de Robert Tabouis, fonds Geneviève Tabouis, AN, 27 AR 1-269
6 Audition d'Émile Girardeau, le 2 Octobre 1945, Commission nationale interprofessionnelle d'épuration (CNIE), affaire 98, Banque de Paris et des Pays-Bas, p.5 . (AN, F12/9565)
7 Denis Maréchal, Geneviève Tabouis, les dernières nouvelles de demain (1892-1985), éditions nouveau monde, 2003, pp.153-186
8 Confrontation Tabouis-Fleury-Girardeau, 21/05/49, 14h30, Instruction Girardeau-Brenot, 3eme partie (AN, Z6/NL/9910-A)
9 Confrontation Girardeau-Fleury-Tabouis, 28/05/49, 14H45, Instruction Girardeau-Brenot, 3eme partie (AN, Z6/NL/9910-A)
10 Audition d'Émile Girardeau, le 2 Octobre 1945, Commission nationale interprofessionnelle d'épuration (CNIE), affaire 98, Banque de Paris et des Pays-Bas, p.5 . (AN, F12/9565)
11 Attestation de R. de Frondeville, 3 avril 1946, Annexe à l'audition d'Émile Girardeau du 3/11/47, Instruction Girardeau-Brenot (AN, Z6/NL/9910-A).
12 Émile Girardeau, Mémoires de Longue Vie, pp.314-315
13 Émile Girardeau, Mémoires de Longue Vie, p.313
14 Audition d'Émile Girardeau, le 2 Octobre 1945, Commission nationale interprofessionnelle d'épuration (CNIE), affaire 98, Banque de Paris et des Pays-Bas, p.5 . (AN, F12/9565)