La famine en Ukraine dans les livres d'Histoire
Historiographie de la famine en Ukraine dans les années 1930
Robert
Conquest fait remarquer que
les occidentaux avaient eu accés à l'essentiel des informations: "Des
compte-rendus exhaustifs ou convenables parurent dans le Manchester Guardian
et le Daily Telegraph, Le Matin et Le Figaro, le Neue Züricher
Zeitung et la Gazette de Lausanne, La Stampa, le Reichpost
et des dizaines d'autres périodiques occidentaux" Mais il explique que le
message fut brouillé pour un certain nombre de raisons: D'abord, les périodiques
qui rapportaient ces évènements étaient souvent marqués à droite, et
avaient toujours été hostiles à la Révolution russe,ce qui pouvait donner au
contenu de l'information un aspect partisan que contrebalançait la presse qui
donnait d'autres points de vues, et il ne s'agissait pas uniquement de la presse
très marquée à gauche. Le cas le plus célèbre est celui du New-York Times ,
Walter Duranty qui ne cessa de répéter tout au long des années
1932-1933 que la famine n'existait pas. En fait, les visas des journalistes qui
s'écartent de la vérité officielle n'étaient pas renouvelés, si bien
que les informations qui émanaient des correspondants restés sur le terrain étaient
biaisés. Cela n'empêcha pas Walter Duranty de reconnaitre en privé que
la famine avait fait des millions de victimes en Ukraine et dans le Caucase du
Nord. En 1933, Arthur Koestler, membre du parti communiste allemand réfugié en
France faisait de fréquents séjours en URSS comme journaliste indépendant. Il
ne fit aucun papier sur la famine en Ukraine, mais en 1938, à la suite des procés
de Moscou, il rompit avec les communistes, et ce n'est qu'en 1944, dans l'un de
ces ouvrages, Le Yogi et le commissaire qu'il révéla ce qu'il avait vu
de ses yeux en Ukraine pendant l'hiver 32-33.
En
Septembre 1933, la question de la famine en Ukraine était encore un sujet de
controverse puisqu'Edouard Herriot, qui venait d'effectuer un séjour en
URSS dont cinq jours en Ukraine s'en prit aux éléments antisoviétiques qui
faisaitent courir le bruit d'une famine en Ukraine:
" j'ai traversé l'Ukraine. Eh bien ! je vous affirme que je l'ai vue tel
un jardin en plein rendement". Les
soviétiques n'avaient certes pas lésiné sur les moyens pour évacuer tous les
mendiants de l'itinéraire de leur invité, pour remplir les magasins et
appointer des troupes de comédiens pour jouer des scènes de banquets dans les
kolkhozes au programme de la visite. Herriot qui avait été plusieurs fois président
du conseil n'était pourtant pas un imbécile. Il n'était pas non plus adepte
du communisme. Force est de constater qu'en 1933, un dirigeant
radical-socialiste n'avait pas envie de croire que les choses fussent aussi
noires en URSS.
En
mai 2006, un intervenant sur les Histoforum, Matthieu Boisdron faisait
remarquer que le
début années trente constitue, pour l'URSS, un "temps" diplomatique
particulier. Moscou cherche à tout prix un rapprochement avec Londres et
surtout Paris. Staline, par l'intermédiaire de Litvinov, entreprend alors un sérieux
travail de séduction qui conduira les Puissances à accorder à l'URSS le
statut de membre permanement au Conseil de la SDN. Herriot et les radicaux sont
les principaux promoteurs de l'alliance de la France avec l'URSS. Si le président
du parti radical fut mystifié par la propagande soviétique, il n'en était pas
moins déjà bien disposé vis-à-vis de Moscou. D'ailleurs, si Laval signe le
pacte franco-soviétique de mai 1935 (alors qu'il s'opposera à sa ratification
parlementaire quelques mois plus tard après sa chute) c'est sans doute aussi
parce que Herriot et les radicaux le soutiennent et font de ce texte une priorité
de la politique extérieure de la France.
En
fait, à partir du moment où l'URSS de Staline place la construction du
socialisme dans un seul pays en priorité devant l'exportation de la Révolution,
rien n'empêche un parti bourgeois pourtant critique vis-à-vis des
"partageux" de faire alliance, avec l'URSS sur le plan diplomatique,
et avec les communistes français sur le plan électoral, laissant
l'anti-bolchevisme à la droite cléricale.
Lorsque
Gide publie son "Retour d'URSS", en novembre 1936, il dénonce sans
complaisance la dictature d'un seul homme et le façonnement de l'opinion, mais
la famine en Ukraine semble oublié au point qu'il n'est même plus nécessaire
de l'évoquer.
La
propagande soviétique ne niait pas qu'il y eut quelques problèmes, mais les
mettait sur le compte de koulaks saboteurs,
Koestler, Duranty et Herriot ne voulaient pas
chercher des poux dans la moustache de Staline. Un homme pourtant, qui
n'appartenait pas à la droite cléricale, racontait en 1935 l'histoire toute
fraiche de Staline et de la famine de 1933 à peu près comme on peut en parler
aujourd'hui.
Né
à Kiev, Boris Souvarine a été élevé en France depuis l'age de trois
ans. Dés 1919,il joue un rôle de premier plan dans la constitution du comité
de la IIIeme Internationale, sorti victorieux du Congrès de Tours, en décembre
1920, avec la constitution de la SFIC, Section Française de l'Internationale
Communiste qui deviendra le PCF. Jusqu'en 1924, il reste un dirigeant de premier
importance du jeune parti français et entre en juillet 1921 au secrétariat de
l'Internationale Communiste. De ce fait, il effectue de longs séjours en URSS où
il devient familier de Lénine, mais rencontre également tous les dirigeants
bolcheviques dont Trotski et Staline. La rencontre avec Staline, en 1923 dans le
Caucase ne lui laisse pas une forte impression, mais pour autant, il n'a pas de
raisons particulières de lui en vouloir, car lorsque Souvarine est exclu du
parti français en 1924, c'est à la suite de son opposition aux méthodes de
l'Internationale dirigée à l'époque par Zinoviev et appliquées en
France par Albert Treint. Proche de Trotski en 1924, Souvarine s'éloigne
ensuite des cercles troskistes et fonde en 1930 le Cercle Communiste démocratique
dans lequel vont se retrouver la philosophe Simone Weil et les écrivains
Raymond Quéneau et Georges Bataille.
Comme
son sous-titre "Aperçu historique du Bochevisme" l'indique le
"Staline" de 1935 n'est ni une biographie, ni unpamphlet, mais
bien une étude historique approfondie où l'auteur sait se montrer critique
vis-à-vis des premières années de la révolution russe où Staline ne jouait
pas un rôle majeur. Simone Weil avait demandé, en vain à Alain
d'intercéder auprès de la NRF pour y faire publier le livre qui sera
finalement publié chez Plon et connaitra, avec 6000 exemplaires, un succés très
limité.
Une
vingtaine de pages (478-508) est consacrée à l'enchainement de la
collectivisation de l'agriculture de la disette et de la répression qui se met
en place à partir de 1931, et enfin de la famine qui culmine au printemps 1933.
Il y est question d'une famine "artificiellement organisée" par
Staline, dont le nombre de victimes se chiffre à 5 millions, et dont "la tâche
noire s'étend de l'Ukraine et du Koubal à la basse et à la moyenne Volga, au
Caucase et en Crimée, sur les terres les plus fertiles de la Russie méridionale…"
et Souvarine conclut "La Presse félicita des gamins qui avaient dénoncé
leurs parents coupables d'avoir tondu quelques épis de blé cachés ensuite au
fond d'un seau…Saura-t-on jamais combien de faméliques ont payé de leur
liberté, souvent de leur vie un tel attentat à la propriété socialiste
?"
Quelques
soient les mensonges de la propagande, les voix discordantes qui parvenaient
d'un petit nombre de journalistes accrédités, il était donc quand même
possible à quelqu'un qui s'en donnait la peine, de restituer à peine plus d'un
an après les évènements, une vue synthétique de la vérité. Pourtant, même
chez ceux qui ont accés à la version Souvarine, il semble que la famine
de 1933 ne soit pas perçue comme un évènement majeur, et la prise du pouvoir
par Hitler avec toutes les inquiétudes qu'elle peut susciter n'en est pas la
seule cause. Il n'y a pas de raisons de croire que Simone Weil, par exemple,
proche de Souvarine et qui a fait ce qu'elle a pu pour que le livre soit publié
à la NRF, ait pu douter de l'existence de la famine, mais elle n'y fait guère
allusion dans ses écrits politiques ou historiques, alors qu'il lui arrive
souvent de devoir expliquer pourquoi elle a pris des distances vis-à-vis du
communisme et de l'URSS. La mise en place d'un pouvoir dictatorial et
l'accession au pouvoir d'une nouvelle classe dirigeante, le manquement aux règles
de l'internationalisme prolétarien sont pour elle les éléments déterminants
de sa prise de distance.
Dans
les années 30, André Gide fait figure de « compagnon de route » du
communisme. Son immense prestige d'écrivain donnent à ce ralliement un éclat
particulier.
La
première « intervention » de Gide dans le domaine véritablement
politique date de 1927-1928 avec la publication de son Voyage au Congo (1927),
Le livre entraîne un débat à la Chambre des députés, le 23 novembre
1927, sur le régime des grandes concessions. Les premières déclarations
d'André Gide en faveur de l'Union soviétique - écrites en 1931 - publiées
dans la Nouvelle Revue française de juillet à octobre 1932
Son
journal:
« Je
voudrais crier très haut ma sympathie pour l'URSS, et que mon cri soit entendu,
ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme
effort ; son succès que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais
pouvoir travailler. Voir ce que peut donner un État sans religion, une société
sans cloisons. La famille et la religion sont les deux pires ennemies du progrès »
(à la date du 27 juillet 1931, Pages de Journal (1929-1933),
« Simplement
mon être est tendu vers un souhait, vers un but. Toutes mes pensées même
involontairement, s'y ramènent. Et, s'il fallait ma vie pour assurer le succès
de l'URSS, je la donnerais aussitôt (...) » (Pages de Journal..., op.
cit., 23 avril 1932..., p. 159).
29 juillet
1932, « Terrible désarroi
après lecture des manifestes trotskystes confiés par Pierre Naville. … Mais,
si bien fondées que puissent me paraître certaines critiques, il me semble que
rien ne peut être plus préjudiciable que les divisions du parti. »
1932
« Pourquoi je souhaite le communisme ?
Parce que je le crois équitable, et parce que je souffre de l'injustice,
et je ne la sens jamais tant que lorsque c'est moi qu'elle favorise. Parce que
le régime sous lequel nous vivons encore ne me paraît plus protéger
aujourd'hui que des abus de plus en plus fâcheux. Parce que, du côté des
conservateurs, je ne vois plus aujourd'hui que des choses mouvantes ou mortes,
des mensonges, des compromis ; parce qu'il me paraît absurde de se
cramponner à ce qui a fait son temps, parce que je crois au progrès ;
parce que l'on ne peut empêcher l'avenir, et que je préfère ce qui sera, ce
qui doit être, à ce qui a cessé d'exister » (Pages de Journal...,
op. cit., « Autres feuillets », pp. 193-194).
« Ne
me demandez donc point de faire partie d'un Parti » (13 juin
1932, Pages de Journal..., op. cit., pp. 171-172).
Après
avoir refusé d'adhérer à l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires
(AEAR), il accepte cependant, après l'avènement de Hitler, de présider la
première manifestation publique de l'AEAR contre le fascisme allemand (21 mars
1933) et d'y prononcer sa première allocution publique. De 1933 à 1936, il
s'engage plus profondément dans l'action antifasciste et son nom symbolise avec
celui de Malraux, l'antifascisme intellectuel de cette période.
Jusqu'à
la date de son départ pour l'URSS en juin 1936, Gide proclame publiquement son
attachement à l'URSS. Pierre Naville, militant trotskyste, préfaçant le livre
posthume de son frère Claude, "André Gide et le Communisme", paru en
juin 1936, disait avoir ouvert à Gide avant son départ, le dossier de la répression
en URSS.
Invité
du gouvernement soviétique, Gide séjourne un peu plus de deux mois en Union
soviétique, du 17 juin au 22 août 1936. Il est accompagné durant
son voyage par cinq compagnons communistes ou communisant qu'il a lui-même
choisis :
À
son retour d'URSS, Gide note dans son Journal, à la date du 3 septembre
1936 : « Un immense, un effroyable désarroi. » Deux
jours plus tard, il écrit qu'il avait lu le compte rendu du procès de Moscou
« avec un indicible malaise » : « que penser de
ces seize inculpés s'accusant eux-mêmes, et chacun presque dans les mêmes
termes, et célébrant la louange d'un régime et d'un homme pour la suppression
desquels ils aventuraient leur vie ? ».
Lorsque
Retour de l'URSS, parait en novembre 1936, il fait l'effet d'une bombe.
Il est passé outre à la demande de son compagnon de voyage Pierre Herbart à
qui Gide avait soumis son texte et qui lui avait demandé de surseoir à la
publication, en raison de la guerre d'Espagne et de l'aide que la Russie soviétique
s'apprêtait à donner à l'Espagne républicaine.
Dans Retour de l'URSS Gide prend soin de signaler que dans de nombreux domaines, les réalisations soviétiques sont « admirables » (écoles, parcs de la culture et des loisirs, etc.) ; il dit son espoir que l'URSS triompherait des « graves erreurs » qu'il signale. Dédaignant l'analyse économique et sociale pour laquelle il s'estime incompétent au profit des questions artistiques et culturelles, Gide livre à ses lecteurs un témoignage sur la société soviétique sans complaisance: Conformisme de la société soviétique et façonnement de l'opinion, orthodoxie morale et artistique, dictature d'un seul homme, culte rendu à ce dictateur :
Citations
« En
URSS, il est admis d'avance et une fois pour toutes que, sur tout et n'importe
quoi, il ne saurait y avoir plus d'une opinion. »
« Et
je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler,
l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus
vassalisé. »
Les
communistes ripostent au début 1937, d'abord en reproduisant les articles soviétiques
contre lui, puis au travers d'un certain nombres d'articles originaux publiés
dans la presse communistes et signés de Fernand Grenier (secrétaire général
de l'Association française des Amis de l'Union soviétique), de Romain Rolland
qui traite le livre de "médiocre", de Jean Bruhat, un normalien agrégé
d'histoire et miliant communiste, d'André Wurmser, et de Paul Nizan.
En
juin 1937, après les seconds procès de Moscou,
Gide publie Retouches à
mon Retour de l'URSS s'engage plus franchement dans la rupture. Toujours
dans le camp de l'Espagne républicaine, il proteste contre l'arrestation des
militants du POUM, mais ne rejoint pas les rangs de l'opposition de gauche,
proche de Trotsky. En 1938, il accepte de donner une préface au livre d'Yvon,
L'URSS telle qu'elle est.
Indépendamment de tous les biais auxquels la lecture historiques d'évènements peut être soumise du fait de l'ahésion idéologique des différents auteurs qui répondent en partie aux attentes de leurs lecteurs également marqués idéologiquement, l'impressionqu'il se dégage est que les histoires de famine n'intéressent pas grand-monde. Je ne prétends évidemment pas avoir une vision globale de la production éditoriale de la période, mais je vais me hasarder à quelques conjectures:
Les famines sont encore nombreuses, par exemple, en Chine et en Inde, et elles sont souvent popularisées par des missionnaires présents sur le terrain et dont les réseaux organisent des collectes auprès des milieux catholiques ou protestants. Or, précisémment, les différentes églises ont peut-être encore certains relais en URSS, mais les réseaux qui permettent à un pasteur ou à un prêtre de collecter des fonds en occident et de les distribuer à leurs ouailles n'existent plus, et les critiques qu'émet l'Église catholique, par exemple au travers de l'encyclique Divini Redemptoris, concerne au premier plan la persécution religieuse et la destruction de la famille. Comme Gide, en quelque sorte, l' Église ne revendique pas de compétences particulières en matière économique et sociale.
Un pays colonial comme la France a appris à vivre avec l'idée que la famine pouvait exister dans des contrées éloignées. Que ces contrées soient situées dans le périmètre de l'empire français n'est pas nécessairement un objet de scandale. Au contraire, c'est une situation qui peut justifier la colonisation. La métropole a vocation à apporter la prospérité dans des pays. La famine n'est pas comprise comme une défaillance d'un système de gouvernement, mais plutôt comme une catastrophe naturelle que la civilisation peut combattre de plus en plus efficacement.
En Europe de l'ouest, plus proche de la France que l'Ukraine, la famine d'Irlande qui fit des centaines de morts entre 1846 et 1950 et contraignit presque deux millions de personnes à l'émigration ne fait pas encore partie de l'histoire ancienne. Dans l'histoire plus récente, tout le monde a encore à l'esprit les millions de morts de la première guerre mondiale, mais les 1.4 millions de morts français comptent bien davantage que le 1.7 million de morts russes. Avant la famine des années 30, les soubresauts de la révolution et de la guerre civile ont causé des pertes démographiques proche de 10 Millions, imputables en grande partie aux effets secondaires de la guerre: famine et épidémies. La famine de 1921 a mobilisé la croix-rouge et suscité l'aide des pays occidentaux. Alors, les 7 millions de victimes supplémentaires ne se gravent pas dans la mémoire collective. Elles ne constituent que la dernière ligne du passif d'un bilan déjà très lourd où se mêlent les horreurs de la guerree entre nations, de la guerre civile. On veut croire que le cauchemar a pris fin et que se lève peut-être l'aurore des jours meilleurs.