La famine en Ukraine dans les livres d'Histoire

Historiographie de la famine en Ukraine dans les années 1930

1. Ce qu'en a su l'Occident au moment des faits

 2. En 1935, Souvarine savait

3. 1936, Gide, le Retour d'URSS

4. Finallement, la famine ne fait pas recette

1.     Ce qu'en a su l'occident au moment des faits

Robert Conquest fait remarquer que les occidentaux avaient eu accés à l'essentiel des informations: "Des compte-rendus exhaustifs ou convenables parurent dans le Manchester Guardian et le Daily Telegraph, Le Matin et Le Figaro, le Neue Züricher Zeitung et la Gazette de Lausanne, La Stampa, le Reichpost et des dizaines d'autres périodiques occidentaux" Mais il explique que le message fut brouillé pour un certain nombre de raisons: D'abord, les périodiques qui rapportaient ces évènements étaient souvent marqués à droite, et avaient toujours été hostiles à la Révolution russe,ce qui pouvait donner au contenu de l'information un aspect partisan que contrebalançait la presse qui donnait d'autres points de vues, et il ne s'agissait pas uniquement de la presse très marquée à gauche. Le cas le plus célèbre est celui du New-York Times , Walter Duranty qui ne cessa de répéter tout au long des années 1932-1933 que la famine n'existait pas. En fait, les visas des journalistes qui  s'écartent de la vérité officielle n'étaient pas renouvelés, si bien que les informations qui émanaient des correspondants restés sur le terrain étaient biaisés. Cela n'empêcha pas Walter Duranty de reconnaitre en privé que la famine avait fait des millions de victimes en Ukraine et dans le Caucase du Nord. En 1933, Arthur Koestler, membre du parti communiste allemand réfugié en France faisait de fréquents séjours en URSS comme journaliste indépendant. Il ne fit aucun papier sur la famine en Ukraine, mais en 1938, à la suite des procés de Moscou, il rompit avec les communistes, et ce n'est qu'en 1944, dans l'un de ces ouvrages, Le Yogi et le commissaire qu'il révéla ce qu'il avait vu de ses yeux en Ukraine pendant l'hiver 32-33.

 

En Septembre 1933, la question de la famine en Ukraine était encore un sujet de controverse puisqu'Edouard Herriot, qui venait d'effectuer un séjour en URSS dont cinq jours en Ukraine s'en prit aux éléments antisoviétiques qui faisaitent courir le bruit d'une famine en Ukraine: " j'ai traversé l'Ukraine. Eh bien ! je vous affirme que je l'ai vue tel un jardin en plein rendement". Les soviétiques n'avaient certes pas lésiné sur les moyens pour évacuer tous les mendiants de l'itinéraire de leur invité, pour remplir les magasins et appointer des troupes de comédiens pour jouer des scènes de banquets dans les kolkhozes au programme de la visite. Herriot qui avait été plusieurs fois président du conseil n'était pourtant pas un imbécile. Il n'était pas non plus adepte du communisme. Force est de constater qu'en 1933, un dirigeant radical-socialiste n'avait pas envie de croire que les choses fussent aussi noires en URSS.

 

En mai 2006, un intervenant sur les Histoforum, Matthieu Boisdron faisait remarquer que le début années trente constitue, pour l'URSS, un "temps" diplomatique particulier. Moscou cherche à tout prix un rapprochement avec Londres et surtout Paris. Staline, par l'intermédiaire de Litvinov, entreprend alors un sérieux travail de séduction qui conduira les Puissances à accorder à l'URSS le statut de membre permanement au Conseil de la SDN. Herriot et les radicaux sont les principaux promoteurs de l'alliance de la France avec l'URSS. Si le président du parti radical fut mystifié par la propagande soviétique, il n'en était pas moins déjà bien disposé vis-à-vis de Moscou. D'ailleurs, si Laval signe le pacte franco-soviétique de mai 1935 (alors qu'il s'opposera à sa ratification parlementaire quelques mois plus tard après sa chute) c'est sans doute aussi parce que Herriot et les radicaux le soutiennent et font de ce texte une priorité de la politique extérieure de la France.

 

En fait, à partir du moment où l'URSS de Staline place la construction du socialisme dans un seul pays en priorité devant l'exportation de la Révolution, rien n'empêche un parti bourgeois pourtant critique vis-à-vis des "partageux" de faire alliance, avec l'URSS sur le plan diplomatique, et avec les communistes français sur le plan électoral, laissant l'anti-bolchevisme à la droite cléricale.

 

Lorsque Gide publie son "Retour d'URSS", en novembre 1936, il dénonce sans complaisance la dictature d'un seul homme et le façonnement de l'opinion, mais la famine en Ukraine semble oublié au point qu'il n'est même plus nécessaire de l'évoquer.

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2. En 1935, Souvarine savait

La propagande soviétique ne niait pas qu'il y eut quelques problèmes, mais les mettait sur le compte de koulaks saboteurs,  Koestler, Duranty et Herriot ne voulaient pas chercher des poux dans la moustache de Staline. Un homme pourtant, qui n'appartenait pas à la droite cléricale, racontait en 1935 l'histoire toute fraiche de Staline et de la famine de 1933 à peu près comme on peut en parler aujourd'hui.

 

Né à Kiev, Boris Souvarine a été élevé en France depuis l'age de trois ans. Dés 1919,il joue un rôle de premier plan dans la constitution du comité de la IIIeme Internationale, sorti victorieux du Congrès de Tours, en décembre 1920, avec la constitution de la SFIC, Section Française de l'Internationale Communiste qui deviendra le PCF. Jusqu'en 1924, il reste un dirigeant de premier importance du jeune parti français et entre en juillet 1921 au secrétariat de l'Internationale Communiste. De ce fait, il effectue de longs séjours en URSS où il devient familier de Lénine, mais rencontre également tous les dirigeants bolcheviques dont Trotski et Staline. La rencontre avec Staline, en 1923 dans le Caucase ne lui laisse pas une forte impression, mais pour autant, il n'a pas de raisons particulières de lui en vouloir, car lorsque Souvarine est exclu du parti français en 1924, c'est à la suite de son opposition aux méthodes de l'Internationale dirigée à l'époque par Zinoviev et appliquées en France par Albert Treint. Proche de Trotski en 1924, Souvarine s'éloigne ensuite des cercles troskistes et fonde en 1930 le Cercle Communiste démocratique dans lequel vont se retrouver la philosophe Simone Weil et les écrivains Raymond Quéneau et Georges Bataille.

 

Comme son sous-titre "Aperçu historique du Bochevisme" l'indique le "Staline" de 1935 n'est ni une biographie, ni unpamphlet, mais bien une étude historique approfondie où l'auteur sait se montrer critique vis-à-vis des premières années de la révolution russe où Staline ne jouait pas un rôle majeur. Simone Weil avait demandé, en vain à Alain d'intercéder auprès de la NRF pour y faire publier le livre qui sera finalement publié chez Plon et connaitra, avec 6000 exemplaires, un succés très limité.

 

Une vingtaine de pages (478-508) est consacrée à l'enchainement de la collectivisation de l'agriculture de la disette et de la répression qui se met en place à partir de 1931, et enfin de la famine qui culmine au printemps 1933. Il y est question d'une famine "artificiellement organisée" par Staline, dont le nombre de victimes se chiffre à 5 millions, et dont "la tâche noire s'étend de l'Ukraine et du Koubal à la basse et à la moyenne Volga, au Caucase et en Crimée, sur les terres les plus fertiles de la Russie méridionale…" et Souvarine conclut "La Presse félicita des gamins qui avaient dénoncé leurs parents coupables d'avoir tondu quelques épis de blé cachés ensuite au fond d'un seau…Saura-t-on jamais combien de faméliques ont payé de leur liberté, souvent de leur vie un tel attentat à la propriété socialiste ?"

 

Quelques soient les mensonges de la propagande, les voix discordantes qui parvenaient d'un petit nombre de journalistes accrédités, il était donc quand même possible à quelqu'un qui s'en donnait la peine, de restituer à peine plus d'un an après les évènements, une vue synthétique de la vérité. Pourtant, même chez ceux qui ont accés à la version Souvarine, il semble que la famine de 1933 ne soit pas perçue comme un évènement majeur, et la prise du pouvoir par Hitler avec toutes les inquiétudes qu'elle peut susciter n'en est pas la seule cause. Il n'y a pas de raisons de croire que Simone Weil, par exemple, proche de Souvarine et qui a fait ce qu'elle a pu pour que le livre soit publié à la NRF, ait pu douter de l'existence de la famine, mais elle n'y fait guère allusion dans ses écrits politiques ou historiques, alors qu'il lui arrive souvent de devoir expliquer pourquoi elle a pris des distances vis-à-vis du communisme et de l'URSS. La mise en place d'un pouvoir dictatorial et l'accession au pouvoir d'une nouvelle classe dirigeante, le manquement aux règles de l'internationalisme prolétarien sont pour elle les éléments déterminants de sa prise de distance.

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3. 1936, André Gide, le retour d'URSS

Dans les années 30, André Gide fait figure de « compagnon de route » du communisme. Son immense prestige d'écrivain donnent à ce ralliement un éclat particulier.

 

La première « intervention » de Gide dans le domaine véritablement politique date de 1927-1928 avec la publication de son Voyage au Congo (1927), Le livre entraîne un débat à la Chambre des députés, le 23 novembre 1927, sur le régime des grandes concessions. Les premières déclarations d'André Gide en faveur de l'Union soviétique - écrites en 1931 - publiées dans la Nouvelle Revue française de juillet à octobre 1932

 

Son journal:

 « Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l'URSS, et que mon cri soit entendu, ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son succès que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler. Voir ce que peut donner un État sans religion, une société sans cloisons. La famille et la religion sont les deux pires ennemies du progrès » (à la date du 27 juillet 1931, Pages de Journal (1929-1933),

 

 « Simplement mon être est tendu vers un souhait, vers un but. Toutes mes pensées même involontairement, s'y ramènent. Et, s'il fallait ma vie pour assurer le succès de l'URSS, je la donnerais aussitôt (...) » (Pages de Journal..., op. cit., 23 avril 1932..., p. 159).

 

29 juillet 1932,  « Terrible désarroi après lecture des manifestes trotskystes confiés par Pierre Naville. … Mais, si bien fondées que puissent me paraître certaines critiques, il me semble que rien ne peut être plus préjudiciable que les divisions du parti. »

 

1932  « Pourquoi je souhaite le communisme ?  Parce que je le crois équitable, et parce que je souffre de l'injustice, et je ne la sens jamais tant que lorsque c'est moi qu'elle favorise. Parce que le régime sous lequel nous vivons encore ne me paraît plus protéger aujourd'hui que des abus de plus en plus fâcheux. Parce que, du côté des conservateurs, je ne vois plus aujourd'hui que des choses mouvantes ou mortes, des mensonges, des compromis ; parce qu'il me paraît absurde de se cramponner à ce qui a fait son temps, parce que je crois au progrès ; parce que l'on ne peut empêcher l'avenir, et que je préfère ce qui sera, ce qui doit être, à ce qui a cessé d'exister » (Pages de Journal..., op. cit., « Autres feuillets », pp. 193-194).

 

« Ne me demandez donc point de faire partie d'un Parti » (13 juin 1932, Pages de Journal..., op. cit., pp. 171-172).

 

Après avoir refusé d'adhérer à l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), il accepte cependant, après l'avènement de Hitler, de présider la première manifestation publique de l'AEAR contre le fascisme allemand (21 mars 1933) et d'y prononcer sa première allocution publique. De 1933 à 1936, il s'engage plus profondément dans l'action antifasciste et son nom symbolise avec celui de Malraux, l'antifascisme intellectuel de cette période.

 

Jusqu'à la date de son départ pour l'URSS en juin 1936, Gide proclame publiquement son attachement à l'URSS. Pierre Naville, militant trotskyste, préfaçant le livre posthume de son frère Claude, "André Gide et le Communisme", paru en juin 1936, disait avoir ouvert à Gide avant son départ, le dossier de la répression en URSS.

 

Invité du gouvernement soviétique, Gide séjourne un peu plus de deux mois en Union soviétique, du 17 juin au 22 août 1936. Il est accompagné durant son voyage par cinq compagnons communistes ou communisant qu'il a lui-même choisis :

 

À son retour d'URSS, Gide note dans son Journal, à la date du 3 septembre 1936 : « Un immense, un effroyable désarroi. » Deux jours plus tard, il écrit qu'il avait lu le compte rendu du procès de Moscou « avec un indicible malaise » : « que penser de ces seize inculpés s'accusant eux-mêmes, et chacun presque dans les mêmes termes, et célébrant la louange d'un régime et d'un homme pour la suppression desquels ils aventuraient leur vie ? ».

 

Lorsque Retour de l'URSS, parait en novembre 1936, il fait l'effet d'une bombe. Il est passé outre à la demande de son compagnon de voyage Pierre Herbart à qui Gide avait soumis son texte et qui lui avait demandé de surseoir à la publication, en raison de la guerre d'Espagne et de l'aide que la Russie soviétique s'apprêtait à donner à l'Espagne républicaine.

 

Dans Retour de l'URSS Gide prend soin de signaler que dans de nombreux domaines, les réalisations soviétiques sont « admirables » (écoles, parcs de la culture et des loisirs, etc.) ; il dit son espoir que l'URSS triompherait des « graves erreurs » qu'il signale. Dédaignant l'analyse économique et sociale pour laquelle il s'estime incompétent au profit des questions artistiques et culturelles, Gide livre à ses lecteurs un témoignage sur la société soviétique sans complaisance: Conformisme de la société soviétique et façonnement de l'opinion, orthodoxie morale et artistique, dictature d'un seul homme, culte rendu à ce dictateur :

 

Citations

« En URSS, il est admis d'avance et une fois pour toutes que, sur tout et n'importe quoi, il ne saurait y avoir plus d'une opinion. »

« Et je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. »

 

Les communistes ripostent au début 1937, d'abord en reproduisant les articles soviétiques contre lui, puis au travers d'un certain nombres d'articles originaux publiés dans la presse communistes et signés de Fernand Grenier (secrétaire général de l'Association française des Amis de l'Union soviétique), de Romain Rolland qui traite le livre de "médiocre", de Jean Bruhat, un normalien agrégé d'histoire et miliant communiste, d'André Wurmser, et de Paul Nizan.

 

En juin 1937, après les seconds procès de Moscou,  Gide  publie Retouches à mon Retour de l'URSS s'engage plus franchement dans la rupture. Toujours dans le camp de l'Espagne républicaine, il proteste contre l'arrestation des militants du POUM, mais ne rejoint pas les rangs de l'opposition de gauche, proche de Trotsky. En 1938, il accepte de donner une préface au livre d'Yvon, L'URSS telle qu'elle est.

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1.4      Finalement, la famine ne fait pas recette

Indépendamment de tous les biais auxquels la lecture historiques d'évènements peut être soumise du fait de l'ahésion idéologique des différents auteurs qui répondent en partie aux attentes de leurs lecteurs également marqués idéologiquement, l'impressionqu'il se dégage est que les histoires de famine n'intéressent pas grand-monde. Je ne prétends évidemment pas avoir une vision globale de la production éditoriale de la période, mais je vais me hasarder à quelques conjectures:

 

Les famines sont encore nombreuses, par exemple, en Chine et en Inde, et elles sont souvent popularisées par des missionnaires présents sur le terrain et dont les réseaux organisent des collectes auprès des milieux catholiques ou protestants. Or, précisémment, les différentes églises ont peut-être encore certains relais en URSS, mais les réseaux qui permettent à un pasteur ou à un prêtre de collecter des fonds en occident et de les distribuer à leurs ouailles n'existent plus, et les critiques qu'émet l'Église catholique, par exemple au travers de l'encyclique Divini Redemptoris, concerne au premier plan la persécution religieuse et la destruction de la famille. Comme Gide, en quelque sorte, l' Église ne revendique pas de compétences particulières en matière économique et sociale.

 

Un pays colonial comme la France a appris à vivre avec l'idée que la famine pouvait exister dans des contrées éloignées. Que ces contrées soient situées dans le périmètre de l'empire français n'est pas nécessairement un objet de scandale. Au contraire, c'est une situation qui peut justifier la colonisation. La métropole a vocation à apporter la prospérité dans des pays. La famine n'est pas comprise comme une défaillance d'un système de gouvernement, mais plutôt comme une catastrophe naturelle que la civilisation peut combattre de plus en plus efficacement.

 

En Europe de l'ouest, plus proche de la France que l'Ukraine, la famine d'Irlande qui fit des centaines de morts entre 1846 et 1950 et contraignit  presque deux millions de personnes à l'émigration ne fait pas encore partie de l'histoire ancienne. Dans l'histoire plus récente, tout le monde a encore à l'esprit les millions de morts de la première guerre mondiale, mais les 1.4 millions de morts français comptent bien davantage que le 1.7 million de morts russes. Avant la famine des années 30, les soubresauts de la révolution et de la guerre civile ont causé des pertes démographiques proche de 10 Millions, imputables en grande partie aux effets secondaires de la guerre:  famine et épidémies. La famine de 1921 a mobilisé la croix-rouge et suscité l'aide des pays occidentaux.  Alors, les 7 millions de victimes supplémentaires ne se gravent pas dans la mémoire collective. Elles ne constituent que la dernière ligne du passif d'un bilan déjà très lourd où se mêlent les horreurs de la guerree entre nations, de la guerre civile. On veut croire que le cauchemar a pris fin et que se lève peut-être l'aurore des jours meilleurs.


 

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