HISTOIRE DE LA CSF  et de Thomson_CSF

De l'affaire de la microlithographie en octobre 1982

à la chute de Chevènement


(Création  5 mars 2023, mise à jour 3 juin 2023)

 

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Domaine de Corbeville (1946-1954)

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En octobre 1982, alors qu’Alain Gomez venait d’être nommé par le gouvernement socialiste PDG de la société nationalisée Thomson-CSF, cette dernière décida de renoncer à son projet d’industrialiser des machines de microlithographie développées dans son laboratoire de recherches. Ce projet avait été largement financé par les administrations françaises, et les 50 salariés concernés par le renoncement de Thomson se lancèrent, avec succès, dans une campagne de presse en jouant sur les contradictions de la politique industrielle mise en place depuis l’arrivée au pouvoir des socialistes en mai 1981.

Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Recherche et de l’Industrie, rentra ainsi en conflit avec Alain Gomez, son vieux complice du CERES. Le président Mitterand donna raison, contre son ministre, au PDG de Thomson qui conserva son poste jusqu’en 1996 alors que Chevènement ne fut pas reconduit dans ses fonctions dans le troisième gouvernement Mauroy de mars 1983.

Juin 2023: Après la mise en ligne de cette page, Thierry Laboureau, responsable du groupe histoire de l'AICPRAT, association des retraités de Thales, m'a demandé un témoignage sur l'histoire de la SESCOSEM. Je l'ai fait sous la forme d'un récit autobiograpgique de mes premières années de carrière: Confessions d'un ingénieur lithographe (pdf 22 pages)

Le paysage technologique en 1982
1982, la microlithographie à Thomson-CSF
Alain Gomez et Jean-Pierre Chevènement, des amis de 20 ans
L'entrée en lice de Matra
8 octobre 1982, l'accord Matra-GCA
12 octobre, « Thomson, dans sa grande sagesse, a décidé de renoncer »
Résistance 14 octobre, Pierre Mauroy, éléphant dans un magasin de porcelaine
15-16 octobre, les premières salves Le bouteillon de Chevènement
Du côté de la DIELI 8-22 octobre le brouillard des négociations s’épaissit
Du côté des politiques 27 octobre au soir Chevènement sur Europe 1 : « Je demande à Thomson de renoncer à renoncer » Une première dans l’histoire des nationalisations 28 octobre le repli stratégique du président Gomez
3 novembre, la réunion tripartite L’art de sauver la face Mardi 1er février 1983 un déjeuner à l’Elysée La chute de Chevènement
Epilogue
Liens pour en savoir plus
Notes




Le paysage technologique en 1982

Pour comprendre ce qui suit, il est nécessaire de connaître certains fondements de l’industrie des circuits intégrés.

Depuis 1960, l’essentiel des composants électroniques qui entrent dans la constitutions d’équipements comme les ordinateurs, petits ou grands, appareils automatiques de toutes sortes, est constitués de « circuits intégrés » fabriqués sur substrat de silicium. Les circuits intégrés les plus répandus sont les microprocesseurs, les mémoires, les capteurs d’images. Dans un ordinateur personnel, on trouve aussi un processeur graphique.

wafer


Les circuits intégrés sont fabriqués sur des tranches de Silicium, wafers, en anglais.

En 1982, le diamètre de ces tranches est couramment de 100mm, mais on commence à travailler sur des tranches de 125 mm.

Au début des années 1970, le diamètre des tranches était de 50mm, et au XXIe siècle, on se stabilisera à 300mm.

wafer_en_morceaux

Sur ces tranches de silicium, on fabrique une matrice de circuits rectangulaires, tous identiques, dont la taille est typiquement, en 1982, de 5 mm. Au XXIe siècle, la taille des circuits dépasse couramment le centimètre.

Le wafer est donc découpé en petits carrés que l’on appelle couramment « puces » électroniques. Ce mot de puce s’est répandu dans le grand public au début des années 1980.

boitier

Les puces sont placées dans des boitiers où des fils en or relient des plots disposés sur le circuit à des plots de plus grande dimension disposés sur le boitier.


Un couvercle vient ensuite protéger le tout.

circuit imprimé

Les différents circuits ainsi encapsulés sont ensuite soudés sur des « circuits imprimés » que l’on peut appeler tout simplement « cartes électroniques ».


Ce sont ces cartes électroniques que l’on voit lorsqu’on ouvre un appareil quelconque, par exemple, un ordinateur.



Si l’on regarde de plus près les puces avant leur encapsulage, par exemple avec un microscope électronique à balayage, on voit des lignes très fines qui peuvent être des grilles de transistors.

image SEM

L’évolution de la finesse de ces lignes est le progrès le plus spectaculaire dans l’histoire de l’électronique. En 1982, elle était déjà inférieure à 2 µm (2 micromètres ou 2 microns), alors qu’en 1970 , elle était encore de 10 µm et qu’en 2002 elle deviendra inférieure à 100 nanomètres (0,1 µm)Cette réduction de la finesse des lignes liée à l’augmentation de la taille des puces a permis de doubler le nombre de transistors tout les 2 ans. En 1982, le microprocesseur 80286 qu’Intel sortira pour l’ordinateur personnel IBM comprenait plus 100000 transistors. En 2002, on trouvera 50000 fois plus de transistors sur la puce de l’Itanium-2.

Cette progression de la complexité des puces est appelée loi de Moore, du nom de l’ingénieur Gordon Moore qui la formula dés 1965, à l’époque où il venait de fonder Fairchild Semiconductors, avant de fonder Intel avec quelques autres, quelques années plus tard.

Cette course à l’amélioration des performances des puces exerce une très forte demande sur les équipements qui participent à la fabrication des outils. Certains progrès résultent parfois d’une amélioration continue d’un équipement donné, et d’autres fois de ruptures technologiques sans qu’il ne soit jamais simple de prévoir quelles seront les ruptures. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de la photolithographie, c’est-à-dire le transfert d’image sur le wafer, qui représente une très grande partie de l’investissement d’une unité de fabrication de semiconducteurs.

Ainsi, jusqu’en 1978, le dessin du circuit à réaliser était d’abord dupliqué en matrice sur un masque qui avait la même dimension que le wafer, mais il devenait de plus en plus difficile de réaliser avec la précision requise les alignements des différents niveaux de masquage sur toute la surface du wafer. Le système qui s’imposa au début des années 1980 fut celui du photorépéteur où l’image du circuit était projetée sur la seule surface d’une puce, le wafer se déplaçant ensuite pour que la projection de l’image du masque puisse se faire sur une autre puce.

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1982, la microlithographie à Thomson-CSF

C’est précisément un photorépéteur, qui répond au doux nom d’ARW, qui est en cours de développement au service de microlithographie basé à Corbeville1 à côté du Laboratoire central de recherches et rattaché à Cameca, filiale de Thomson-CSF, impliquée jusqu’alors dans l’instrumentation scientifique, à savoir des appareils à faisceaux d’électrons ou d’ions dédiés à l’analyse des matériaux, et qui se lance donc dans un produit et un marché tout à fait nouveaux. Dans la suite de ce papier, on simplifiera souvent Thomson-CSF en Thomson tout court. En réalité, Thomson-CSF est la filiale de Thomson impliquée dans l’électronique professionnelle (Radars, médical, composants …) par opposition à Thomson-Brandt qui regroupait les activités grand public (Machines à laver, téléviseurs ...)

Pourquoi Cameca a-t-elle été choisie pour cette nouvelle activité ? Parce qu’en plus du photorépéteur ARW, le service de microlithographie de Corbeville développe également un masqueur à faisceau d’électrons, le FEPG, que l’on destine à la fabrication des masques. Les photorépéteurs réalisent en effet la projection de l’image d’un masque sur chaque emplacement du wafer. Ce masque consiste en un substrat de verre carré où le dessin du circuit a été générée, à échelle 5 ou 10. Le FEPG est proposé pour la génération du dessin sur le masque. Il est également proposé pour l’inscription directe sur wafer pour faire des circuits prototypes sans passer par un coûteux jeu de masque. Le premier projet de masqueur à faisceau d’électrons a démarré à la fin des années 1960, avec une colonne électronique de microscope à balayage de Cameca. Ceci n’est qu’une des raisons pour lesquelles Thomson a choisi sa filiale Cameca pour l’inductrialisation des machines de lithographie. Un autre atout de Cameca était d’être très présente aux Etats-Unis et au Japon, où la dernière sonde ionique IMS3F faisait un tabac auprès des industriels des semiconducteurs qui s’en servaient pour faire des profils d’implantation.

La légitimité historique des équipes réunies autour du FEPG et de l’ARW remonte à la fin des années 1960 au laboratoire Thomson de Bagneux, où des pionniers avaient imaginé d’intégrer une interférométrie laser au contrôle des mouvements objets.

ARW
FEPG
Le Photorépéteur ARW proposé par Cameca
Voir sur le site Chiphistory
Le prototype FEPG en cours d’assemblage.
Voir la publi dans J.Vac.Sci.Technol.B



En mai 1981, la revue professionnelle hebdomadaire "Electronique actualités" se faisait l’écho d’un rapport du cabinet spécialisé Mackintosh qui prévoyait un quadruplement du chiffre d’affaires des activités mondiales de microlithographie entre 1980 et 1985. Le marché des photorépéteurs, wafer-steppers en anglais, devait passer de 75 M$ à 980 M$. Le marché de la lithographie à faisceau d’électrons était plus incertain. Toujours est-il que le Business plan de Thomson-CSF était de prendre à travers sa filiale Cameca quelque 10 % du marché des deux produits à l’horizon 1986, soit un chiffre d’affaires de 600 MF qui laissait espérer la création de 600 emplois directs et autant d’emplois indirects.

Une perspective enthousiasmante pour les 50 ingénieurs et techniciens employés en 1982 sur le site de Corbeville qui hébergeait un certain nombre d’unités de Thomson-CSF, au premier rang desquelles le laboratoire central de recherche (LCR) au sein duquel avaient germé ces recherches autour de la lithographie.

usine_courbevoie

Enthousiasmante en théorie, car dans le cours terme, il était prévu de quitter le paradis de Corbeville, ses tennis, ses locaux culturels, son parc classé, pour rejoindre l’usine de Courbevoie où avaient été lancés des travaux d’agrandissement pour la construction d’une plateforme de montage pour les machines de lithographie.

Un autre site industriel devait être trouvé après la phase de lancement.

Cette montée en puissance nécessaire pour pouvoir faire jeu égal avec les plus grands requerrait naturellement un gros investissement, autant que le chiffre d’affaires annuel ciblé : environ 600 MF répartis entre les frais de personnel et l’achat d’équipements onéreux. 600 MF pour lesquels Thomson comptait sur la générosité des administrations publiques dont le total des contributions s’élèvait déjà à 150 MF.

Si l’on veux faire une conversion approximative des francs de 1982 et des euros de 2023, on divisera par deux : 150 MF équivalent à peu près à 75 M€.

Pour obtenir ces financement, les laboratoires de microlithographie de Corbeville avaient su faire valoir leurs atouts :

- L’ancienneté de leurs recherches qui remontaient à la fin des années 1960, au laboratoire Thomson de Bagneux,avec une antériorité reconnue dans la mise en œuvre des tables motorisées contrôlées par interférométrie laser.

- Une expérience indiscutable, bien que limitée, dans l’installation et la mise en service de machines de lithographie : des masqueurs électroniques à écriture directe de première génération (EPG102) avaient été installés en France et à l’étranger, notamment en Allemagne, chez Siemens et au Japon, chez NEC. Même scénario pour une première génération de photorépéteurs dont un a été mis en service dans les usines Siemens de Münich.

Le plus gros des handicaps dont souffrait cette valeureuse équipe était la cohérence de la stratégie de Thomson-CSF : Pourquoi au juste développait-on ces coûteuses machines ? Au départ, le bien-fondé de ces recherches semblait évident du simple fait que les labos de recherches des sociétés américaines de référence comme IBM ou les Bell Labs menaient les mêmes recherches : développer des machines de pointe pour fabriquer des composants de pointe. Dans un deuxième temps, il était apparu que ces machines suscitaient plus d’intérêt à l’étranger que les composants manufacturés par Thomson, et on décida de créer une cellule de commercialisation. C’est ainsi que fut créé en 1974 Masktechnik qui accompagna la commercialisation des machines en Allemagne et au Japon. Une des premières machines à faisceau d’électrons conçue pour fabriquer des masques, l’ « Electrocomposeur » fut aussi livrée à l’atelier de masques de l’usine Sescosem, filiale de Thomson-CSF, installée à Saint-Egrève, près de Grenoble. En 1976, un nouveau directeur de la branche composants visita cette usine. On lui vanta les performances inégalées d’un nouveau capteur d’images CCD. « Comment se fait-il que nous soyons en avance sur ce composant ? » « grâce à l’électrocomposeur, lui répondit-on, une machine qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde ». Mestre, c’était le nom de ce directeur, tira les conclusions de cette situation en interdisant que l’on vendit ces précieuses machines à des concurrents. Masktechnik fut dissous, mais bien vite l’atelier de masques de Saint-Egrève ne manqua pas de pointer les inconvénients d’avoir comme fournisseur un laboratoire qui n’offrait pas les mêmes prestations de service après-vente – intervention dans les deux heures – qu’un fournisseur normal.

Il faudra attendre deux ans, le temps que le fameux directeur ait oublié l’affaire, pour redémarrer le même projet d’industrialisation et commercialisation à travers la filiale Cameca, avec la bénédiction et le financement de la DIELI.

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Alain Gomez et Jean-Pierre Chevènement, des amis de 20 ans.

Le groupe Thomson et l’État en 1982, tout un programme … qui ne sera pas nécessairement un programme commun entre les amis de 20 ans que sont Jean-Pierre Chevènement, 43 ans et Alain Gomez, son aîné de six mois.

Le premier, membre influent du Parti socialiste et député de Belfort depuis 1973 avait été nommé « ministre d’état, ministre de la recherche et de la technologie » dés l’arrivée de la gauche au pouvoir après l’élection de Mitterand en mai 1981. A partir de juillet 1982, il cumulait également la fonction de ministre de l’Industrie après le départ de Pierre Dreyfus, l’ancien patron de Renault mobilisé en fin de carrière par la gauche socialiste pour donner de la crédibilité aux nationalisations prévues dans le Programme commun.

JP Chevènement

Alain Gomez qui avait fait carrière à Saint-Gobain depuis 1970, fut nommé PDG du groupe Thomson-Brandt juste après la loi de nationalisation de janvier 1982, alors que l’ancien PDG de Thomson-CSF, Jean-Pierre Bouyssonie restait en place. Finalement, en septembre 1982, Bouyssonie fut évincé et céda sa place à Gomez.

Alain Gomez

Le ministre de l’Industrie et le nouveau patron de Thomson étaient tous deux issus de la « promotion Stendahl » de l’ENA, où se croisaient notamment, entre 1963 et 1965, Lionel Jospin, Ernest-Antoine Seillères et Didier Motchane. Avec ce dernier, Gomez et Chevènement fondèrent le CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) qui se voulait un courant de gauche au sein de la SFIO et qui resta un courant du Parti socialiste, après le congrès d’Epinay en 1971. Les trois hommes publièrent en 1967 sous le pseudonyme de Jacques Mandrin L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise.

Par la suite, Gomez quitta l’inspection des finances pour rejoindre le secteur privé alors que Chevènement devenait un politicien professionnel. A peine nommé à la direction de Thomson, Gomez dut présenter les résultats de 1981 qui venaient de passer dans le rouge :

A Gomez en 1982

Pour la première fois de son existence, Thomson-CSF, consolidée de ses filiales, est en déficit, les pertes de l’exercice 1981, 80 Millions de francs, sont encore légères, mais celles de l’exercice 1982 seront bien plus lourdes, 2 milliards de francs.

De son côté, Chevènement n’était devenu super-ministre fin juin 1982 qu’avec le départ de Pierre Dreyfus. Auparavant, en dépit de son titre de « ministre d’état », il n’était guère que ministre de la Recherche, un poste où il s’était fait bien voir de tout le monde en obtenant budget en nette augmentation et en lançant un vaste « Colloque de la Recherche » où tout le monde pouvait s’exprimer et personne n’était bousculé.

L’idée de mettre sur pied un « MITI à la française » du nom du ministère de l’économie japonais qui avait su, au travers de son « plan VLSI »2 (Very Large Scale Integration, appellation depuis les années 1960 des circuits intégrés logiques) initié en 1976, injecter 288 Millions de dollars dans l’industrie des circuits intégré, le Japon étant ainsi parvenu à rattraper partiellement son retard par rapport aux Etats-Unis. Deux ans plus tard, le plan composants français était doté de 600 Millions de Grancs, 3 fois moins que le plan japonais. Le plan composants français avaient arrosé cinq sites industriels : Thomson-CSF et son usine de Saint-Egrève, près de Grenoble, EFCIS, créé à Grenoble même, par le LETI, filiale du CEA, Radiotechnique, du groupe Philips, à Caen, Eurotechnique, émanation de Saint-Gobain et de la société américaine National Semiconductors, au Rousset, près d’Aix-en-Provence, et enfin Matra-Harris créée par la française Matra et l’américaine Harris semiconductors, près de Nantes.

Pour être rigoureux dans la comparaison entre le plan VLSI japonais et le plan Composants français, il faut bien voir que sur les 600MF de subsides alloués par le plan Composants  sur la période 1978-82, seuls 60 % concernaient véritablement les VLSI au sens strict du terme. Il serait injuste de dire que le résultat de ce plan ait été nul : les entités industrielles créées pratiquement ex-nihilo comme EFCIS, Eurotechnique et Matra-Harris vécurent et survécurent de façon durable en dépit des multiples remaniements-fusions-cessions inhérentes à l’activité. Pour autant, en 1982, le pari de rattraper les Etats-Unis était réussi au Japon dans le domaine des mémoires alors qu’en France, il était loin d’être gagné. La plus grande Fabc’est ainsi que l’on nomme les unités de fabrication de semi-conducteurs - présente sur le sol français restait l’usine d’IBM Corbeil dont la production dépassait celle la totalité des trois champions français des VLSI .

Chevènement ministre de la recherche et de la technologie ne disposait d’aucune troupe pour mener le combat de planification et de reconquête implicitement ambitionné par le programme commun. Par contre, le ministère de l’industrie lui offrait sur un plateau toutes les administrations dont il avait pu rêver pour mener une politique industrielle à la hauteur des aspirations de l’ancien fondateur du CERES. Peu importe que ces administrations aient été héritées d’un gouvernement giscardien. Par nature, les administrations sont dirigistes et elles ne demandaient par conséquent qu’à servir le nouveau gouvernement. Parmi les administrations du ministère de l’Industrie, la DIELI, Direction des industries électroniques et informatiques, était l’administration qui avait mené à bien le plan Composants sous la houlette du ministre giscardien d’Ornano.

Les projets d’industrialisation des machines de lithographie étaient très populaires parmi les polytechniciens de la DIELI qui avaient bien analysé que lorsqu’il donnait 100 MF pour la mise en place d’une Fab de VLSI, la plus grosse partie de la somme traversait l’Atlantique pour payer les diverses machines qui équipaient les salles blanches de la Fab. En termes d’emploi et de commerce extérieur, il était aussi rentable d’industrialiser ces machines, et peut-être même plus réaliste de devenir leader dans l’un de ces équipements que leader dans les mémoires ou les microprocesseurs.

L’entrée en lice de Matra

Avec le ministère de l’industrie, Chevènement disposait, nous l’avons vu de puissantes administrations dont la DIELI dans le domaine de l’industrie électronique. Pour autant, il était loin de concentrer toute la puissance publique pour mener à bien une politique industrielle. Revenons au vieux camarade de Chevènement, Alain Gomez qui découvre que la situation de Thomson-CSF est bien différente de ce qu’il avait connu à la division emballage de Saint-Gobain : son principal partenaire est le ministère des Armées dont les différentes administrations relevant respectivement des armées de Terre, de l’Air, ou de la Marine, n’ont aucun compte à rendre au ministère de la recherche ou de l’industrie.

Dans le domaine de l’électronique civile, ce qui relève des télécommunications traite directement avec le ministère des PTT qui dispose d’une administration, la DAII qui mène sa propre politique de saupoudrage des subventions. Par ailleurs, le LETI, Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information, implanté à Grenoble et, assurément le plus gros laboratoire de recherches dans le domaine des semi-conducteurs est une filiale du CEA, assez puissant pour développer au sein de son atelier de fabrication de masques un projet de photorépéteur sur tranche avec le soutien financier de la DAII. Le projet Eurostep, directement concurrent de l’ARW de Cameca, a essaimé dans une sorte de Start-up, Euromask qui est devenue une filiale de Matra dont nous avons vu qu’elle avait créé avec l’américain Harris et le soutien du plan composant une Fab à Malville, près de Nantes.

En mars 1982, au grand salon Semicon de Zurich, réplique en Europe, du Semicon West californien, deux constructeurs français, Cameca et Euromask présentaient chacun leurs projets respectifs, l’ARW et l’Eurostep qui défaient le DSW du leader américain GCA.

Au début des années 1980 la bonne santé de Matra, puissance montante, contrastait avec les déboires de Thomson. Symbole de cette insolente réussite, son patron Jean-Luc Lagardère, quinquagénaire aux allures de jeune homme, avait su séduire Sylvain Floirat, principal actionnaire de Matra. Il saura aussi séduire le premier ministre socialiste Pierre Mauroy et négocier son maintien en place à la tête de la société où l’état n’était devenu actionnaire qu’à hauteur de 51 %.

Poussée par les pouvoirs publics -le fameux plan composants - à développer une activité de circuits intégrés en France, Matra avait déjà tourné le dos au patriotisme technologique qui consistait à valoriser les recherches issues des laboratoires français – d’ailleurs Matra n’avait pas de laboratoire de recherches, pour jouer la voie pragmatique de l’alliance américaine avec achat du savoir-faire. Pour 250 millions de francs, une usine jumelle de celle de l’américain Harris en Floride avait été construite à Malville, près de Nantes. Matra mettait 50 Millions de sa poche, mais l’achat de la technologie était financé par l’État dans le cadre du plan composants. La Datar mettait également la main à la poche tout comme elle l’avait fait pour l’usine Eurotechnique du Rousset, fruit d’une alliance entre Saint-Gobain et National Semi conductors.

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8 octobre 1982 l’accord Matra-GCA

Le 8 octobre 1982, un accord entre Matra et GCA, le leader américain des wafer steppers n’attira l’attention que de la presse professionnelle et de la presse régionale. "Electronique actualités" fit état d’un accord transitoire entre les deux firmes qui prévoyait la création d’une société commune « pour le développement, la production et la commercialisation de matériel de pointe nécessaires à la fabrication de semi-conducteurs. »

"01 Hebdo" précisait que la société commune diffuserait les produits GCA sur le vieux continent. "Ouest France" s’attachait plus aux retombées sur la région en termes d’emplois, vraisemblablement dans la région nantaise. N’y avait-il pas un centre de production de circuits intégrés Matra-Harris à Malville, là où avait été déjà installée la filiale Euromask ?

A la fin des années 1970, la plus grosse part du chiffre d’affaire des machines de lithographie était réalisée par Perkin-Elmer avec sa machine Micralign, vendue à 2000 exemplaires dans le monde entier. Micralign réalisait la projection à l’échelle 1:1 d’un masque sur un wafer entier. Pour réaliser le masque, on utilisait un "photorépéteur" qui reproduisait le dessin du circuit sur une matrice NxN.

A partir de 1978, GCA corporation3, la société qui réalisait le photorépéteur, proposa une nouvelle machine, le DSW 4800 qui projetait le dessin initial, non plus sur masque, mais directement sur le wafer, d’où le nom de wafer stepper. C’était un procédé beaucoup plus coûteux que la projection en parallèle du masque entier, mais qui avait de bien meilleures performances en précision, compatibles avec des largeurs de traits inférieures à 2 µm. Ces wafer steppers s’imposèrent à partir du début des années 1980 et GCA empocha, à la place de Perkin Elmer, la plus grosse part du chiffre d’affaire de la lithographie. Pour que Perkin Elmer fut définitivement évincé, il fallait que le débit des wafer steppers, le nombre de wafers impressionnées par heure, s’améliore. C’était l’ambition des projets français, l’ARW de Thomson et l’Eurostep de Matra-Euromask. Inutile de préciser que c’était aussi l’ambition du leader GCA.

Cessant de défier le favori GCA, le challenger Matra-Euromask faisait alliance avec lui.

12 octobre « Thomson, dans sa grande sagesse, a décidé de renoncer »

Retour à Corbeville où les 50 salariés qui n’ont pas vraiment décrypté la brève d’Electronique actualité se sentent toujours le vent en poupe. Création d’emplois, redressement de la balance commerciale, s’inspirer de la Silicon Valley, développer une industrie d’avenir, effort de recherche, toutes les cases sont cochées pour se faire mousser dans les repas de famille. Je n’ai parlé que des deux produits, le photorépéteur ARW et le masqueur électronique FEPG. En plus de ces deux produits, où l’on prend déjà des commandes, 3 autres produits sont à l’étude, qui devraient correspondre, à moyen terme, aux besoins du marché : Un photorépéteur à UV profonds, un autre à rayons X, pour répondre aux besoins des circuits aux lignes toujours plus fines, et un nouveau masqueur, le FEPG-HR, HR comme Haute Résolution.

A ce stade, je me dois d’avouer, le lecteur l’aura peut-être déjà deviné, que le narrateur était de la partie, ingénieur dans l’équipe qui avait conçu le FEPG, spécialiste d’optique électronique, et à ce titre, concepteur de la colonne électronique. Dans ce récit, il y a donc une partie de souvenirs personnels

Le mardi 12 octobre 1982, les 50 personnes travaillant à Corbeville sur la microlithographie furent convoqués par leur patron, Max Sarfati, directeur de Cameca, qui leur tint à peu près ce discours : « Thomson, dans sa grande sagesse, a décidé d’abandonner son projet de machines de lithographie ». C’était bien, expliquait-il ensuite, l’accord entre Matra et GCA qui avait justifié ce revirement. Il n’était pas question, de son point de vue, de poursuivre séparément le projet de masqueur à faisceau d’électrons ou à rayons X, l’ensemble du projet était cohérent et indivisible. Une partie du personnel avait été embauchée directement par Cameca. Ceux-là pourraient trouver un poste dans les activités traditionnelles de Cameca. Les autres, salariés de Thomson-CSF pourraient facilement trouver une mutation satisfaisante au sein de Thomson-CSF, notamment au centre de Bagneux qui recrutait beaucoup à la suite d’un gros contrat avec le Moyen-orient. Pour la petite histoire, il s’avéra que les postes ouverts à Bagneux étaient interdits aux Juifs ou plus exactement aux personnes ayant de la famille en Israël, ce qui était le cas de l’un d’entre nous, à qui Sarfati proposa finalement un poste à Cameca.

Je ne sais pas à quel niveau la décision avait été prise. Gomez lui-même ou l’étage au-dessous, à savoir Jacques Darmon qui chapeautait les activités civiles Thomson-CSF hormis les composants et de qui relevait Cameca ?

Le problème de fonds, dans un projet qui prévoit une montée en puissance en quelques années d’une activité de prototypes impliquant une cinquantaine de salariés à une industrie compétitive au niveau mondial mettant en jeu dix fois plus de salariés avec ce qu’il faut de sites de production et d’antennes de démonstration et de réseaux de SAV, il existe un moment où les administrations publiques cessent de porter le projet à bout de bras et où il revient à l’industriel de trouver en interne le financement nécessaire avec l’espoir d’un retour sur investissement correct. Il aurait fallu que quelqu’un de haut placé croit vraiment au projet.

On peut imaginer que les responsables au niveau de Gomez ou Darmon cherchaient la première occasion pour se débarrasser d’un projet dont ils avaient découvert l’existence peu après leurs entrées en fonction. L’accord Matra-GCA aurait été le bon prétexte.

Résistance

Voilà donc cinquante salariés qui n’ont rien d’autre à faire que de trouver un point de chute ou de s’organiser collectivement pour résister au renoncement de leur employeur. Cette situation où l’on voit le bénéficiaire de subventions publiques se retirer unilatéralement d’un projet et jeter ainsi à la poubelle les dizaines de millions qu’il a reçus se prêtait à merveille à une campagne de presse, on ne disait pas encore « faire le buzz », mais c’était bien de cela qu’il s’agissait.

Cette histoire d’un banal fiasco de politique industrielle est aussi celle d’un buzz réussi dont la victime collatérale sera le ministre d’état Chevènement. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Les éléments de langage furent vite trouvés : on ne se bat pas pour sauver nos emplois, mais pour sauver un projet financé par la puissance publique. On demande une cohérence de stratégie entre une société nationalisée et les administrations partenaires. On met l’accent sur le bien-fondé de développer une activité de haute technologie avec des produits à forte valeur ajoutée, réussir en exportant dans des pays à monnaie forte, c’est-à-dire les USA et le Japon.

Il ne nous fallut pas plus de 24 heures pour réaliser un dossier de presse pédagogique avec de belles photos, des schémas, des dollars et des extraits de presse spécialisée. C’est ce dossier retrouvé dans mes archives personnelles et qui aurait aussi bien pu se retrouver à la benne à l’occasion d’un déménagement qui m’a servi à écrire ce petit morceau d’histoire industrielle et politique.

L’annonce de Sarfati avait été faite un mardi en fin de matinée, dés le jeudi, des équipes partirent faire le tour des rédactions avec le dossier de presse sous le bras. Il fallait également prévenir les administrations dont nous savions qu’elles ne n’avaient pas été prévenues officiellement. Il était prévu qu’elles trouvent un simple courrier dans leur boite à lettres le lundi matin .

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14 octobre, Pierre Mauroy, éléphant dans un magasin de porcelaine

Ce jeudi 14 octobre, alors que les équipes de salariés parcouraient les rédactions, le premier ministre Pierre Mauroy inaugurait à Nantes les troisièmes journées nationales de l’ANVAR (Agence nationale pour la valorisation de la recherche). Le premier ministre saisit cette occasion pour célébrer l’accord Matra-GCA .

Ouest France, que nous n’avions pas pensé à contacter, relata cette visite sans y voir le moindre problème. Sous le titre « Electronique : mille emplois de plus en 1986, Matra joue Nantes à fond », le journaliste Marcel Riou qui ne disposait que du dossier de presse de Matra, présentait un tableau idyllique.

« Pierre Mauroy n’est pas arrivé à Nantes les mains vides » et après avoir rappelé les précédents épisodes de l’implantation de Matra à Nantes, « ... L’accord passé avec GCA va permettre de développer le troisième élément du pôle, c’est-à-dire la fabrication de machines entrant dans la fabrication de composants. Ce troisième élément, Matra l’a déjà posé dans la région nantaise, très précisément à Malville, avec la société Euromask d’où sortent depuis cet été des phtorépéteurs. Mais l’accord avec GCA va permettre à la firme française de donner à ce projet relativement modeste, puisqu’il ne prévoyait que 150 emplois, une toute autre dimension […] les prévisions d’emploi portent sur un millier de personnes en 1986... »


15-16 octobre, les premières salves

L’affaire de la microlithographie éclata le vendredi 15 octobre au matin lorsque les journaux nationaux, c’est-à-dire parisiens, rendirent compte à la fois du déplacement de Mauroy à Nantes et de l’abandon de Thomson. Le dossier que nous leur avions remis permettait aux journalistes de placer un fait divers industriel dans son contexte politique sans dire trop de bêtises sur un sujet assez pointu.

Matin 15 octobre

Le Matin, de coloration socialiste, fondé par Claude Perdriel en 1977, avait vu son tirage gonflé par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement socialiste. Pour attirer le lecteur, le titre brandit le seul terme technique que le grand public avait appris à connaître : "les puces" auxquelles Thomson aurait choisi de renoncer, ce qui était évidemment faux. Mais le corps de l’article était plus rigoureux.

Pour le journaliste Eric le Boucher, qui fera par la suite une belle carrière dans Le Monde, les Echos et d’autres médias de bonne renommée, le gouvernement avait tranché en faveur de Matra et Thomson semblait en avoir tiré les conséquences en cessant ses activités dans ce domaine


Libe 15 octobre

Libération faisait également la part belle à l’affaire. Il est vrai que nous bénéficiions de quelques complices à l’intérieur du journal. «  La semaine dernière, les dirigeants de Cameca auraient fait savoir aux cinquante personnes travaillant dans le secteur que ces activités étaient abandonnées » écrivait la journaliste en ajoutant « la direction de Thomson et celle de Cameca se refusaient hier à confirmer »avant de conclure, appuyant là où ça fait mal :

« Les deux affaires Matra et Thomson étant désormais , soit sous contrôle majoritaire de l’État, soit nationalisée, ce genre de gâchis ne pourrait-il pas être plus facilement limité ? »





Le MOnde 16 octobre

Dans Le Monde qui sortait le vendredi soir et qui était par conséquent daté du 16 octobre, le titre était plus sobre, mais le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, qui connaitra lui ausssi une belle carrière posait la même question que sa consœur de Libé :

« Quelque soient les avantages que présente pour Matra son accord avec GCA, l’État, actionnaire des deux firmes, dispensateurs de crédits publics, initiateur du plan composants a là, indiscutablement, un problème de cohérence de politique industrielle. »



Le bouteillon de Chevènement

Ce vendredi 15 octobre, le ministre Chevènement était à son tour présent à Nantes pour clôturer les journées de l’ANVAR qui avaient motivé la présence en ce même lieu, la veille, du premier ministre Pierre Mauroy. On imagine qu’au cours de cette journée, un chargé de mission était allé acheter la Presse. Peut-être des liaisons téléphoniques avec le ministère avaient eu lieu. A cette époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, les téléphones portables ne poussaient pas naturellement dans les poches de tout individu lâché sur la voie publique, mais la téléphonie mobile était quand même bien développée. Chevènement avait donc appris dans la journée que Thomson CSF avait renoncé à quelque chose qui avait été très subventionné par les administrations qu’il dirigeait et que cet accord Matra-GCA célébré la veille par le premier ministre recouvrait quelques problèmes épineux de politique industrielle.

Comme on peut s’en douter, lors de la conférence de presse à laquelle doit se livrer tout ministre en déplacement, on ne manqua pas de questionner le ministre de la recherche et de l’industrie sur l’abandon de Thomson. Selon l’Humanité du 16 octobre, Jean-Pierre Chevènement aurait qualifié cette information de "bobard" et de "bouteillon", ce qui conduisit le journal communiste à rechercher la signification de ce terme d’argot militaire qui révélait en tous cas une proximité entre le futur souverainiste et le général de Gaulle. Un « bouthéon » (par altération bouteillon) est une marmite de campagne composés d’éléments superposés aplatis. Pendant la Première guerre mondiale on désignait ainsi une rumeur, un bruit qui vient des cuisines et qui se répand jusqu’aux tranchées.

L'Humq 16 octobre

Les 15 et 16 octobre, l’Humanité qui n’avait pas été ciblée prioritairement pour notre campagne de presse se montra un peu en retrait, mais ce fut ensuite le quotidien qui suivit l’affaire au plus près

Du côté de la DIELI

On aura bien compris que des personnalités politiques comme Mauroy ou Chevènement sont amenés à s’exprimer devant des journalistes au sujet de machines dont ils ignoraient encore l’existence la veille du jour où ils font leur prestation devant un micro. Il en est d’ailleurs de même des dirigeants de Thomson pour qui cette affaire de microlithographie est une petite affaire par rapport à d’autres secteurs d’une toute autre ampleur : Thomson a-t-il sa place dans le médical ? dans le téléphone ?

Les salariés de Corbeville, sans doute connaissent bien leur affaire, et parmi eux, il convient de citer Michel Lacombat, responsable du projet ARW et d’autres projets de microlithographie optiques plus en amont, et Jacques Trotel, responsable du projet FEPG et qui chapeaute aussi l’ensemble du département.

Au ministère de l’Industrie, la DIELI est le lieu où l’on trouve des gens qui suivent ces projets d’assez près et qui ont une certaine compréhension des logiques industrielles sous-jacentes. La DIELI est dirigée depuis 1981 par Jean-Claude Hirel, un ingénieur qui avait à son actif la fondation de plusieurs sociétés d’informatique, une thèse à Stanford et quelques années au CEA. Son adjoint était Jean-Hervé Lorenzi, économiste qui fera plus tard une brillante carrière. A un échelon plus modeste, on trouve Jean-Louis Teszner, un polytechnicien responsable du secteur matériaux, composants et machines pour fabriquer des composants. Tous les trois sont naturellement membres de la mission "Filière électronique" présidée par Abel Farnoux ancien directeur de Vidéocolor et future éminence grise d’Edith Cresson à Matignon et à Bruxelles.

Dés le 15 octobre, nous avions entrepris de prendre contact avec les administrations. Lorsque l’affaire de la microlithographie éclata, je venais d’âtre nommé délégué syndical CFDT sur l’ensemble du site de Corbeville, une étiquette qui permettait de donner un numéro de téléphone à ceux qui voulaient joindre le collectif de salariés que nous formions. C’est ainsi que pendant la durée des évènements, j’avais un contact téléphonique presque quotidien avec Teszner qui avait reçu comme un camouflet personnel le désengagement unilatéral de Thomson. En gros, les subventions versées à Thomson étaient passées par le guichet de Teszner ou de ces prédécesseurs. Plus que tout autre au ministère de l’industrie, il était outré par le comportement de Thomson qui n’avait même pas eu la courtoisie de le prévenir alors même que quelques jours avant, il défendait le dossier de Cameca devant la commission de Bruxelles.

18-22 octobre le brouillard des négociations s’épaissit

Usine nouvelle

Au cours de la deuxième semaine, la presse continua de s’intéresser à l’affaire, chaque organe de presse essayant de mettre à profit ses relations au sein des sociétés ou des ministères. Ainsi, "Les Echos" daté du 18 octobre, confirmant le silence de Thomson faisait état de discussions en cours « aussi bien au ministère de l’industrie qu’auprès de la Communauté européenne pour trouver de nouvelles sources de financement ». Du côté de Matra, Jean-Luc Lagardère laisser entendre que la nouvelle société qu’il était en train de constituer avec GCA pourrait reprendre également les activités de Thomson dans le domaine

Le Mardi 19 octobre les représentants de l’Inter-Thomson-CSF CFDT rencontraient Jean-Hervé Lorenzi qui leur assurait que le ministre avait pris contact avec la Thomson pour annuler la décision unilatérale de cette société. Parallèlement un rendez-vous avec Jacques Darmon4 était obtenu lendemain soir par le truchement du représentant CFDT au conseil d’administration. Il s’agissait de donner toutes leurs chances aux négociations en cours. Très suave, Jacques Darmon assura ses interlocuteurs que toute cette affaire était bien regrettable et qu’il était d’accord pour repousser jusqu’au 26 février l’annonce de la cessation d’activité. Il était également d’accord pour la tenue d’une réunion tripartite DIELI, direction Thomson,personnel et syndicats.

S’agissait-il d’un couac ou d’une provocation préméditée, le lendemain jeudi 21 octobre tomba le communiqué de presse de Thomson annonçant l’abandon de l’activité

« La décision a été prise d’arrêter l’activité de construction de machines de lithographie (fabrication de machines destinées à produire des circuits intégrés jusqu’ici exercée par CAMECA, filiale de Thomson-CSF.
Cette décision ne remet pas en cause la politique de développement et de production de circuits intégrés de la branche Composants.
La conclusion d’un accord entre une société française et une société américaine spécialiste de ce type de machines, est la cause principale de cette décision. L’accord intervenu a pour effet de réduire sensiblement le marché européen accessible. Il ne permet pas de s’appuyer sur ce tremplin pour s’imposer sur le marché mondial.
Pour Thomson-CSF, la fabrication et la commercialisation de machines de lithographie constitue une activité à haut risque dans un domaine qui n’est pas le sien à ce jour. La phase d’industrialisation et de mise en place d’un réseau commercial impliquerait de très lourds investissements qui ne sont plus justifiés étant donné l’accord intervenu.
Les personnels actuellement employés au Département Microlithographie de CAMECA seront affectés dans le Groupe, à des emplois où leurs connaissances pourront être utilement mises à profit. »

Cette perfidie avait l’avantage d’être claire. Au moins disposions-nous maintenant de la position officielle de Thomson. Le 22 octobre le personnel tint une conférence de presse au siège de la CFDT, square Montholon. Pour être honnête, cette conférence de presse ne fut pas un franc succès. A part la presse professionnelle, seul Eric Lecourt, journaliste au Quotidien de Paris (lancé par Philippe Tesson en 1974) s’était déplacé. Nous étions ainsi prévenus que nous ne pourrions pas maintenir indéfiniment la presse en haleine.

Pour l’instant, la presse ne se désintéressait pas encore de l’affaire.


Quotidien 23 octobre

Le Quotidien de Paris du 23 octobre annonçait que Thomson sortait de son mutisme, annonçait son renoncement en désignant un coupable : Matra.

Les gens de Matra n’avaient pas de mal à se défendre, ne négociaient-ils pas avec Matra depuis deux ans ?

Interrogé sur la possibilité de reprendre les activités lithographie de Thomson, Matra, cette fois-ci, revenait sur l’ouverture faite quelques jours plus tôt, il n’en n’était plus question.



Inutile de dire que du coté des ingénieurs et techniciens investis sur le wafer stepper ARW, personne n’avait envie de déménager à Nantes pour faire irruption dans un panier de crabes où les équipes d’Euromask et de GCA avaient vraisemblablement du mal à accorder leurs violons.

Du côté des politiques

L’Humanité de ce même 23 octobre qui titrait « Thomson lâche un créneau stratégique », faisant fi de l’accord Matra-GCA, poussait dans le sens d’une coopération entre Matra et Thomson. L’article se terminait par une note plein d’espoir :

« Grâce à la réaction du personnel de Corbeville, qui a reçu le soutien des syndicats CGT et CFDT ainsi que celui du sénateur communiste Gamboa, le processus de liquidation de Cameca semble stoppé. Une rencontre tripartite (salariés, direction de Thomson, ministère de l’Industrie) pourrait prochainement avoir lieu. »

En plus des relations avec la presse et les administrations publiques, nous devions répondre aux sollicitations des politiques : Au niveau local, la cellule communiste et la section socialiste ne se privaient pas de sortir un certain nombre de tracts sur l’affaire, mais je recevais également des appels d’un certain nombre de parlementaires comme le sénateur Gamboa. Le député socialiste Tavernier voulait également nous voir. A sa permanence d’Orsay, le lundi 24 octobre, scandalisé par ce que nous lui racontions, il s’exclama qu’il allait faite « un gros schtroumf ». Le lendemain, il rédigeait une belle lettre au ministre d’état Chevènement qu’il doublait d’une question écrite au même ministre.

Et puis, le 26 octobre, j’avais également reçu un long appel de Pierre Juquin qui bénéficiait à l’époque d’une certaine notoriété. Il faut dire que nous n’en n’étions plus à faire la tournée des rédactions pour glisser notre dossier, c’était le monde médiatique et politique qui se bousculait pour venir à nous.

Pierre Juquin, agrégé d’Allemand et ancien député de Longjumeau faisait encore figure d’étoile montante du Parti communiste bien qu’il eut déjà passé la cinquantaine,. Il était d’ailleurs membre de son bureau politique. Bon orateur, il avait représenté représentait le « Parti » sur le podium de la fête de la Bastille qui se tint de façon impromptue le soir du 10 mai 1981. Juquin tenait une chronique hebdomadaire « Parti pris » le matin vers 7h30 sur Europe N°1, radio privée contrôlée par l’État, qui revendiquait alors la plus grande audience des radios généralistes. C’est d’ailleurs Juquin qui avait négocié l’entrée d’un certain nombre de journalistes et cinéastes communistes dans les médias contrôlés par l’État.

Sa chronique du 27 octobre fut entièrement consacrée aux machines de microlithographie. Dans la bouche de Juquin, les éléments de langage que je lui avais transmis la veille par téléphone ressortaient dans un langage fleuri aux accents souvent lyriques. Extraits :

« La puce Thomson, vous connaissez. C’est un microordinateur de quelques millimètres carrés que vous trouvez dans les appareils électroménagers. […] En France, plusieurs usines fabriquent des puces, mais elles sont engagées jusqu’au cou dans le nœud coulant des achats d’équipements. Depuis 1968, un laboratoire de Thomson de Corbeville a étudié des machines pour produire des circuits intégrés […] Deux ans d’avance ! […] Eh bien, imaginez-vous que la direction de Thomson renonce à la construction des deux machines […] N’eût été le refus des ingénieurs, tout serait volatilisé, grâce à eux, tout peut être sauvé […] J’aime qu’ils ne soient pas gourmands pour eux-même, mais ambitieux pour la France. Sinon, quel gâchis ! Plus de dix années de recherches perdues, dans les deux cents millions de francs lourds engloutis, une équipe de Bernard Palissy du 20ème siècle désintégrée …
Le suspens tient dans une rencontre à trois, Thomson, gouvernement, personnel qui aura lieu le 3 novembre... »

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27 octobre au soir Chevènement sur Europe 1 : « Je demande à Thomson de renoncer à renoncer »

Le mercredi 27 octobre, interrogé par le journaliste économique Gérard Leclerc, Jean-Pierre Chevènement fut amené à se livrer à un long développement sur l’affaire de la microlithographie. Il insista d’abord sur les points suivants :

- Le développement de la filière électronique est la priorité n°1

- Des investissements considérables vont être consentis aussi bien dans l’informatique que dans l’électronique grand public, le téléphone, l’électronique professionnelle et les composants (c’est-à-dire circuits intégrés, puces).

- La France ne doit plus dépendre des Américains et des Japonais.

- Dans le domaines des composants, il y a deux champions français : Thomson et Matra doivent faire en sorte que la France n’importe plus de composants.

« Alors, il faut que les auditeurs sachent qu’il s’agit d’une industrie lourde, contrairement aux apparences, parce que pour fabriquer ces circuits intégrés à très haute intégration, il faut des machines très complexes qu’on appelle par exemple des photorépéteurs ou des masqueurs électroniques. Et pour produire un franc, il faut investir un franc. Nous sommes amenés à réaliser des usines très coûteuses, et plutôt que d’importer des matériels nécessaires à la fabrication des circuits, il est péférable, naturellement de les fabriquer chez nous.
En ce qui concerne Thomson, Thomson avait reçu des aides très importantes de la part de la puissance publique pour développer un certain nombre de technologies de pointe. Et puis, il est intervenu de la part de Matra un certain nombre de décisions, Matra a passé un accord avec une firme américaine pour développer en France même une usine permettant de fabriquer ces matériels … et j’ai appris comme cela, par la presse …, par la presse, j’ai appris que Thomson renonçait.
Je me suis enquis auprès du président de Thomson si cela était exact ! … Et je lui ai demandé de surseoir, et il m’a dit que naturellement, il allait regarder cela de plus près … Puis, j’ai appris toujours par une dépêche de l’AFP, que la lettre d’information de Thomson confirmait cette renonciation. Alors, je demande à ceux qui veulent renoncer, de renoncer à renoncer. »

Et Chevènement de poursuivre sur la nécessité que tout le monde se parle, que des concertations interviennent. Gérard Leclerc ne loupe évidemment pas cette occasion pour mettre les pieds dans le plat :

- Ne s’agit-il pas d’une remise en cause de l’autonomie de Gestion accordée aux groupes nationalisés ?

« Non, c’est une campagne que je vois se développer sur ce thème, mais si vous m’avez bien écouté, c’est en parfait accord avec le président de Thomson que tout cela a été fait ; et s’il y a des gens, quelque part, qui veulent renoncer, ce n’est pas au niveau du président de Thomson, à ma connaissance, et j’ajoute que l’autonomie de gestion n’a jamais signifié qu’il n’y avait pas de politique industrielle […] Et quand en plus, il y a des aides qui sont accordées à des entreprises, ce n’est pas parce que ces entreprises sont publiques qu’elles peuvent s’affranchir des règles qui s’appliqueraient à des entreprises privées, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de rupture unilatérale de contrat. »

Une première dans l’histoire des nationalisations

Ce n’est pas en écoutant Europe 1 le mercredi soir que la presse apprit l’injonction donnée par le ministre à la société nationalisée. Un communiqué avait été diffusé dés le mardi soir et l’ensemble de la presse avait donc réagi avant l’intervention radiophonique de Chevènement. Ce 27 octobre fut donc le feu d’artifice le plus nourri de toute l’affaire de la microlithographie.

Libération titrait : « Chevènement annule pour la première fois une décision d’un groupe nationalisé » et mettait cette annulation en perspective avec une autre injonction faite à Gomez, celle de fabriquer des magnétoscopes.

Le Figaro qui titrait « Thomson : le non du gouvernement » était en plein accord avec Libé :

« Pour la première fois, le gouvernement est revenu sur une décision prise par un groupe nationalisé : Thomson poursuivra finalement son activité microlithographique – c’est-à-dire la construction de machines servant à la fabrication des circuits intégrés... »

Sous le titre « Thomson : échec à un abandon », L’Humanité notait que Chevènement avait demandé à Thomson et Matra de proposer une solution de coopération technique, financière et commerciale. Même son de cloche pour le Quotidien de Paris : « Thomson désavouée par le gouvernement »

Seul point de vue légèrement différent, celui du quotidien économique Les Échos qui mettait en avant un affrontement entre Chevènement et Lagardère :

« Composants et Microlithographie, Chevènement contre Lagardère Jean-Pierre Chevènement a décidé de contrer à sa manière les projets de Jean-Luc Lagardère […] Le choix ministériel a été officialisé hier soir, après que les syndicats se furent vivement émus d’une perte de substance pour Thomson ... »

Les Échos citaient un passage du communiqué du ministère, qui devait donc servir de feuille de route aux deux groupes nationalisés :

« Dans un délai d’un mois, une solution technique, financière et commerciale devra être trouvée entre les entreprises laboratoires français concernés, prenant la forme d’un projet national »

Dans l’après-midi, Le Monde titrait plus sobrement « Le gouvernement demande à Thomson de maintenir son activité micro-lithographique » mais s’alignait sur ces confrères du matin : « Pour la première fois le gouvernement a demandé à un groupe nationalisé de revenir sur une décision prise ». Comme Les Echos, Le Monde mentionnait le délai d’un mois donné à Thomson et Matra pour proposer une solution.

« Cette action qui prendra la forme d’un projet national, souligne le ministère de la recherche et de l’industrie, est une condition nécessaire pour que le secteur composant, élément essentiel de la filière électronique, puisse pleinement se développer »

Seul manquait donc à l’appel Le Matin. Cette lacune fut comblée le lendemain.

Le Matin 27 octobre



Devancé par ses confrères, Eric Le Boucher avait dû se résoudre à reprendre le titre du Quotidien de Paris, « Thomson désavouée » et le corps de l’article débutait par « Une première ».

Eric Le Boucher notait bien qu’en affirmant son rôle dans la définition de la politique industrielle, Chevènement risquait de froisser les service du premier ministre Mauroy qui avait donné son aval à l’accord Matra-GCA.



Eric Le Boucher terminait par une remarque très pertinente :

« Le troisième remarque porte sur le groupe Thomson. Celle-ci travaille depuis dix ans sur les machines de microlithographie, mais n’a jamais cru bon de passer l’étape industrielle et commerciale. Pour se lancer il réclamait en fait un monopole et des subventions. Cette philosophie n’a pas, elle non plus, été rayée d’un coup, par la nationalisation »

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28 octobre le repli stratégique du président Gomez

Face à cette injonction publique du ministre, un bras de fer était inenvisageable, le président Gomez comprit très vite qu’il fallait d’abord courber la tête et faire amende honorable d’une façon ou d’une autre, une tâche qui revint au service de presse de Thomson qui publia un communiqué daté du 28 octobre :

« Microlithographie : Les produits futurs seront développés au L.C.R. La décision d’arrêter l’activité microlithographique exercée par Cameca vient d’être annulée.

Il a été décidé que les activités de développements des produits futurs de Thomson, dans ce domaine, seront poursuivies par le Laboratoire central de recherches de Corbeville.

Ce développement qui concerne notamment les masqueurs électroniques à haute résolution pour la fabrication de circuits sur arseniure de gallium devrait déboucher sur la mise au point d’un prototype vers 1984 et permettre une industrialisation dans les années 1990. »

En fait, Thomson effectuait le service minimum : dire officiellement que la décision qu’elle avait annoncé une semaine plus tôt avait été annulée, mais si on lit bien le reste du communiqué, il apparaît clairement que Thomson se refuse dés le premier jour à annoncer une quelconque velléité d’essayer de trouver un accord avec Matra.

C’est d’ailleurs tout à fait explicitement le message que Sarfati faisait passer auprès du personnel : Seule une activité de recherche lithographie par faisceau d’électrons sera maintenue au sein du LCR (Laboratoire central de recherches de Corbeville), et le délai d’un mois pour trouver une solution était interprété comme une période d’un mois pendant laquelle les mutations ne pouvaient pas se faire officiellement.

Electronics news 1er novemvre

La presse étrangère internationale s’intéressait également à l’affaire : Electronic News avait bien noté que le ministre français avait demandé à Thomson-CSF de revenir sur son plan d’abandon et de se joindre au consortium Matra-GCA, maisil n’avait pas échappé non plus à l’hebdomadaire américain que le porte-parole de Matra avait déclaré que sa company n’avait reçu aucune instruction de la part du ministère et que par ailleurs il n’était pas question de remettre en cause l’accord avec GCA dont les pourparlers remontaient à septembre 1980.



3 novembre, la réunion tripartite

C’est avec l’idée de faire cesser le double langage de Thomson que nous nous sommes rendus à la fameuse réunion tripartite dont nous avions lancé l’idée qui avait été reprise par la DIELI. Je n’ai pas retrouvé les notes prises à cette réunion. Si mes souvenirs sont exacts, j’étais accompagné d’un collègue de travail et de Gérard Le Coz, secrétaire de l’Inter CFDT Thomson-CSF. La réunion avait lieu à Cameca, à Courbevoie. Je me souviens qu’en entrant dans la salle, Gérard Le Coz me dit « C’est qu’il y a du beau linge ! » mais je ne me souviens pas de que quel « beau linge » il s’agissait, à part Jean-Claude Hirel, le patron de la DIELI que je n’avais jamais vu. Thomson en tous cas n’avait pas sorti son plus beau linge, mais avait sélectionné le juste échelon hiérarchique, assez élevé pour ne pas être au courant des détails de l’opération mais pas trop pour ne pas compromettre la direction de Thomson. Il s’agissait d’un certain Albert qui avait le titre de PDG de Cameca alors que Sarfati n’en n’était que le directeur.

Ce beau linge avait par ailleurs un agenda assez bien rempli, si bien que la réunion ne dura pas plus d’une heure, une heure passé dans un monde parallèle où tous les projets étaient envisageables, il était interdit de s’interdire quoi que ce soit. Il fut même question d’inclure CIT Alcatel dans la danse.

A cette réunion tripartite, il manquait évidemment la quatrième partie, celle qui avait dit officiellement qu’elle ne bougerait pas d’un poil. Aux objections que nous formulions, la DIELI avait beau jeu de répondre que nous devrions être contents, nous qui nous étions battus pour que la puissance publique impose à Thomson de continuer. On ne pouvait pas savoir quelle serait l’issue des négociations avant que celles-ci ne se tiennent. Il fallait être optimiste, le pire avait été évité.

Sur demande de notre part, Hirel s’engagea à convoquer une nouvelle réunion tripartite dans les quatre à cinq semaines pour faire le point sur le développement de l’affaire. De toutes façons, aucun compte-rendu de cette première réunion ne fur rédigé.

Pour dire vrai, les gens de la DIELI en place avant l’arrivée de Hirel, c’est-à-dire avant décembre 1981, n’étaient guère en mesure de parader. Bon gré, mal gré, ils avaient laisser se développer deux projets concurrents et inconciliables, mais copieusement arrosés par le financement publique.

L’art de sauver la face

Pour être juste, la DIELI n’avait pas choisi de mettre en concurrence deux projets de wafer steppers français, car il ne s’agissait pas de se partager le marché français, mais le marché mondial, incluant la Silicon Valley, où jamais aucun français n’avait réussi à faire son trou.

En fait, nous l’avons déjà vu plus haut, la DIELI n’avait jamais eu toutes les cartes en main. La France colbertiste reconstruite dans les années d ‘après-guerre était un monde féodal où le ministère de l’industrie n’était guère plus puissant que les descendants d’Hugues Capet à qui le titre de roi des Francs ne donnait pas nécessairement plus de pouvoir que les ducs de Bourgogne, de Normandie ou de Toulouse.

Les féodaux avec lesquels la DIELI devait coexister s’appelaient la DAII et le LETI. La Direction des affaires industrielles et internationales (DAII) avait été créé en 1974 au sein du périmètre du ministère des PTT qui disposait aussi d’un très gros laboratoire de recherches, le CNET. La DAII distribuait ses subventions à qui elle voulait.

Autre émanation d’une autre puissance féodale, le LETI (Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information) qui ne dépendait que très indirectement et partiellement du ministère de l’industrie, puisqu’il était une division du CEA. Depuis la fin des années 1960, le LETI était le principal laboratoire de recherches des composants silicium en France. Une sorte de Yalta avait été conclu avec Thomson : Le LCR de Corbeville ne s’occuperait plus que d’Arseniure de Gallium et les activités de recherche pour les circuits intégrés silicium de la Sescosem de Saint-Egrève seraient sous-traités au LETI.

C’était au sein du service masques du LETI qu’était né le projet de wafer stepper Eurostep sous la direction de Paul Tigreat. Lorsque le projet avait essaimé dans la start-up Euromask, il avait été financé massivement par la DAII. En plus de l’antagonisme Thomson-Matra, qui avait toujours existé et ne s’éteindra jamais, on faisait également face à une guerre des administrations. Tout le monde savait donc que la fusion entre les projets de photorépéteurs de Matra et de Thomson ne se réaliserait jamais.

« Microlithographie : La drôle de guerre », tel était d’ailleurs le titre d’un article d’Anne-Marie Rocco sorti dans Le Nouvel économiste du 1er novembre.

S’il y avait une guerre, il fallait donc faire la paix et comme Thomson et Matra étaient irréconciliables, faire la paix, c’était d’abord sauver la face du ministre. « Matra, Thomson et la Micro-lithographie, l’art de sauver la face » était d’ailleurs le titre d’un article de J.M. Quatrepoint, dans Le Monde du 9 novembre. « Il faudra trouver une formule originale qui permette la cohabitation d’un projet national et d’une coopération avec des firmes étrangères » écrivait le journaliste.

Personne n’avait la moindre idée sur la formule originale souhaitée par Quatrepoint. La seule solution, pas du tout originale, pour sauver la face, consistait à gagner un peu de temps pour que tout le monde oublie cette fâcheuse affaire de microlithographie. « Un mois pour trouver une solution » voulait tout simplement dire « Un mois pour oublier ». L’article de Quatrepoint fut d’ailleurs le dernier de la série, la presse commençait à se lasser. Il n’y eut plus guère qu’un article dans l’hebdomadaire Electronics daté du 17 novembre « Thomson is forced to continue microlithography ».

Dans la pratique, Thomson abandonnait bel et bien tous ses projets de photorépéteurs optiques, dans le visible ou dans l’UV ou les rayons X et ne conservait plus qu’une équipe restreinte, 9 personnes, j’en faisais partie, pour se lancer dans une nouvelle mouture du FEPG baptisée FEPG-HR, comme Haute résolution. Moins de dix personnes, ça reste caché dans le bruit d’une grande organisation comme Thomson-CSF. Ces neuf personnes constituèrent donc un nouveau labo du LCR pour mener à bien le projet de FEPG-HR qui était supposé répondre aux besoins du groupe Thomson.

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Mardi 1er février 1983 un déjeuner à l’Elysée

Très vite, l’affaire de la microlithographie fut engloutie derrière une cascades d’évènements qui touchaient des affaires objectivement plus importantes, par exemple, le 21 janvier, on annonçait la reprise par Thomson d’Eurotechnique, ce troisième pôle semi-conducteur du plan composants français créé sur la base d’une coopération entre le français Saint-Gobain et l’Américain National Semiconductors. Thomson confirmait ainsi sa détermination à rester dans le secteur des circuits intégrés, secteur où l’on avait coutume de considérer qu’un européen ne pouvait pas faire de profit.

Était-ce le mardi 1er janvier que plusieurs PDG furent invités à déjeuner à l’Élysée pour bouffer quelques bons morceaux de leur ministre de tutelle en son absence ? La date n’est pas tout à fait certaine, mais assurément les PDG se régalèrent et vidèrent leur sac. Sans doute l’affaire de la microlithographie n’était-elle qu’un hors d’œuvre et bien d’autres dossiers plus lourds nourrissaient leurs récriminations. Il n’empêche que la microlithographie avait bien été la première fois où le ministre de tutelle avait annulé une décision d’un PDG.

Le lendemain, au conseil des ministres, le président de la République rappela fermement à l’ensemble des ministres que « l’exigence d’une politique industrielle cohérente doit de garder d’une bureaucratie tatillonne ».

La chute de Chevènement

C’est à la suite du conseil des ministres que Chevènement déclara en guise de commentaire « Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l'ouvrir, ça démissionne ». Il présenta sa démission le soir même mais il resta ministre jusqu’à la formation du troisième gouvernement Mauroy le 23 mars 1983 pour entamer une sorte de traversée du désert à Belfort où il venait d’être élu maire. Son successeur s’appelait Laurent Fabius.

Comme le notait Jean-Michel Quatrepoint, dans Le Monde du 24 mars,

« Tout semblait pourtant réussir au député de Belfort. Ministre d'État, ministre de la recherche, au lendemain du 10 mai, il apparaît comme un des hommes forts du nouveau gouvernement.[...] à l'été 1982, beaucoup voient en M. Chevènement l'homme idoine pour prendre la tête d'un super-ministère de la recherche et de l'industrie. En le promouvant à ce poste le 29 juin, le président de la République le met aussi à l'épreuve. Qu'il réussisse et tous les espoirs lui seront permis. Qu'il échoue et il lui faudra " refaire ses classes "... »

Chevènement n’aura donc pas été le successeur de Mauroy à Matignon, il aura dû refaire ses classes à Belfort.

Épilogue

Alain Gomez restera à la tête du groupe Thomson jusqu’en 1996, un record pour un PDG de société nationalisée. Le 6 mai 1983, on annoncera les résultats du groupe pour l’exercice 1982 : une perte de 2,2 milliards de francs. Un mois plus tard, Gomez officialisera sa stratégie de recentrage des activités du groupe autour de trois pôles : Défense (Thomson-CSF), Grand public multimédia (produits bruns) et composants. Au sein de la division composants, les circuits intégrés fusionneront avec l’italienne SGS pour donner ST-Microelectronics dont les Fabs sont toujours présentes dans la région grenobloise en 2023. La privatisation de Thomson-CSF interviendra en 1998. Cameca, filiale de Thomson-CSF qui ne figurait pas dans le coeur de métier défini par Gomez sortira du groupe en 1987 dans le cadre d’une opération de rachat de l’entreprise par les salariés. Elle ne quittera pas le domaine de l’instrumentation scientifique et Max Sarfati, plus gros actionnaire, en restera le PDG jusqu’en 2001.

L’usine Matra-GCA de Malville verra effectivement le jour et la société restera en activité jusqu’en 1987. Après l’accord Matra GCA, Paul Tigreat, le fondateur d’Euromask et leader du projet de wafer stepper Eurostep prit le titre de Vice-président de Matra GCA et partit pour une année dans la maison mère à Boston5. Il ne semble pas que l’Eurostep ait jamais été industrialisé. Par contre, GCA poursuivit sa montée en puissance, ses wafer steppers s’imposèrent dans les Fabs au détriment des Micralign de Perkin-Elmer, mais l’hégémonie de GCA fut très vite contestée par une série d’autres acteurs. Dés 1985, le japonais Nikon dépassait GCA. Finalement, c’est un européen, ASML, issu de Philips qui prendra le leadership mondial des wafer steppers dés le tournant du siècle et le gardera jusqu’en 2023 comptant près de 30000 salariés.

Entre 1985 et 1990, Paul Tigreat, Michel Lacombat, des rescapés de l’aventure des photorépéteurs de Corbeville et des dissidents de Cameca, participèrent à la dernière tentative française de développement de matériel pour les fabs de semiconducteurs au sein de la société microcontrôle qui bénéficiait de je ne sais plus quels financements. Y-avait-il encore un projet de wafer stepper ? Tout ceci n’est pas très clair dans ma tête et mériterait un supplément d’enquête.

Ce qui restait du renoncement à renoncer cher à Chevènement fut donc une équipe de 10 personnes maintenue au Laboratoire central de Thomson-CSF à Corbeville, autour d’un nouveau projet de masqueur à faisceau d’électrons le FEPG-HR6, supposé correspondre aux besoins des circuits intégrés sur AsGA développés à Corbeville. Cette histoire est tout à fait claire dans ma tête, puisque je faisais partie de cette équipe, mais ce n’est pas le lieu de s’étendre sur les subtilités de la lithographie par faisceau d’électrons, la différence entre les machines de type Variable shaped beam par rapport aux Gaussian beam, etc... Disons juste qu’un an seulement après la décision de maintenir ce projet, « vital pour les besoins de Thomson », personne à Corbeville ou dans les unités de Thomson, n’avait besoin de disposer de ce FEPG-HR. C’était une machine qui pouvait servir à faire des masques ou de l’écriture directe pour des circuits prototypes sur silicium mais n’avait guère d’intérêt pour les circuits AsGa. Que ce soit dans le domaine des masques ou dans le domaine de l’écriture directe, les unités éventuellement concernées refusaient de dépendre d’une machine dont le service après-vente n’était pas garanti. Seule restait la perspective de vendre notre savoir-faire à un industriel. Précisément, la société anglaise Cambridge Instruments qui avait été pionnière dans la microscopie électronique à balayage et qui avait également industrialisé des machines d’e-beam lithography, n’avait pas investi de recherches dans la nouvelle génération, les variable shaped beam. Un accord de transfert de savoir-faire fut signé entre Thomson et Cambridge Instrument, les performances du FEP-HR furent démontrées d’abord à Corbeville, à l’automne 1986, puis à Cambridge en janvier 1987. Cambridge Instruments lança en fabrication trois répliques de notre prototype … et abandonna la partie pour des raisons obscures, à l’époque, et un peu plus claires lorsque j’ai pris connaisance vers 2011 de certains articles traitant de l’histoire de Cambridge Instruments7.

Je quittais les projets de lithographie pour me lancer dans les réseaux neuronaux, puis, en octobre 1989, démissionais de Thomson pour rejoindre Cameca où Sarfati ne m’en voulais pas trop de lui avoir quelque peu compliquer la vie à l’automne 1982. L’agonie de la microlithographie française n’était pas tout à fait terminée. Avec le soutien de Thomson, une partie de l’équipe créa une startup, ELISA, et put récupérer les FEPG et FEPG-HR construits par Cambridge Instruments, ce qui permit à la nouvelle société de fabriquer et de vendre des masques tout en bénéficiant de fonds européens pour la recherche. A partir de 1984, en effet, avec la mise en place du projet Esprit, les financements nationaux pour la recherche avaient été remplacés par des financements européens. La condition pour bénéficier de fonds européen était de se présenter sous la forme d’un consortium le plus hétéroclite possible : plusieurs pays, recherche publique, grosses sociétés et start-ups, sans qu’aucune politique industrielle ne sous-tende les projets. L’absence de solution capitalistique à la hauteur du projet conduisit à un dépôt de bilan en 1997.

Contre toute attente, la machine de type variable shaped beam qui réussit à s’imposer pour la fabrication des masques avait été conçue en Allemagne de l’Est à partir de 1974 au sein de la société Carl Zeiss Jena GmbH devenue Jenoptik GmbH après la fusion des deux Allemagnes et regroupée dans Leica Lithography systems, société dans laquelle avaient été regroupées les projets de lithographie par faisceau d’électrons de l’ancienne Cambridge Instruments et de Philips et qui prit le nom de Vistec electron beam GmbH en 2005 et qui, en 2023, se partage marché avec le japonais Jeol.

L’idée de vouloir faire, en Europe, une puissante industrie des équipements de microlithographie n’était donc pas idiote, puisque finalement, en 2023, deux européens, ASML et Vistec dominent le marché dans un contexte où les « gros joueurs » de l’industrie des circuits intégrés ont toujours été basés aux Etats-Unis ou en Asie.

On peut se dire que le colbertisme français aurait pu faire aussi bien que le communisme est-allemand, mais, en 1982, ledit colbertisme avait vraiment fait très fort en finançant, pour contrer l’hégémonie américaine, deux projets concurrents qui se détruisirent mutuellement sans que le leader américain n’eut vraiment à livrer bataille.

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Liens pour en savoir plus

Assez curieusement, on connaît bien la loi de Moore, mais l’histoire de l’évolution des techniques qui ont permis de l’accomplir tout au long des cinquante dernières années est très médiocrement documentée sur Internet. Wikipédia, en particulier présente de grosses fablesses dans ce domaine. On peut quand même aller voir certains sites :

Pour l’histoire de la microlithographie

http://www.lithoguru.com/scientist/litho_history/Kato_Litho_History.pdf

http://www.lithoguru.com/scientist/litho_history/Optical_lithography_thirty_years_and_three_orders_of_magnitude_Bruning_1997.pdf



Pour l’histoire de la fabrication des masques, une video The history of the semiconductor Photomask

https://asianometry.substack.com/p/the-history-of-the-semiconductor



Pour des systèmes de lithographie mentionnés dans ce papier

Perkin-Elmer micralign

https://www.chiphistory.org/154-perkin-elmer-micralign-projection-mask-alignment-system

GCA Mann 4800 Direct step on Wafer System

https://www.chiphistory.org/99-gca-mann-4800-direct-step-on-wafer-system

Plaquette ARW

https://www.chiphistory.org/202-cameca-600-series-steppers

https://www.chiphistory.org/174-cameca-arw-aligner-repeater



Pour l’histoire de la Sescosem, à Saint-Egrève

https://www.tedimage38.org/


Notes

2Kiyonori Sakakibara, From imitation to innovation: The very Large Scale Integrated (VLSI) semiconductor project in Japan https://dspace.mit.edu/bitstream/handle/1721.1/47985/fromimitationtoi00saka.pdf

3Pour la petite histoire, GCA était une vieille connaissance de Cameca dont le fond de commerce était le savoir faire dans deux technique d’analyse, la microsonde électronique et la sonde ionique qui mettait en œuvre la technique SIMS. A l’époque pionnière de cette dernière technique, au début des années 1960, La Geophysical Corporation of America, c’est le nom complet de GCA, développait une machine SIMS concurrente de celle de Cameca. Voir Emmanuel de Chambost, Histoire de Cameca (1954-2009)., 2010, p.62

4Jacques Darmon était surnommé « cinq sur cinq » en raison de son appartenance à différentes supposées mafias : Polytechnique, ENA, Inspection des finances et deux autres encore, franc-maçon peut-être et je ne sais plus quoi.

7Dans le volume 133 des advances in imaging and electron physics, 2004, les articles de B.A.Wallman, From Microscopy to lithography, pp. 359-386 et de J.M.Sturrock, Commercial Electron Beam Lithography in Cambridge 1973-1999 : A view from the drawing Board, pp.387-414



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