en marge de l'HISTOIRE DE LA CSF SOUS L'OCCUPATION, « l'enfance de Thales »

Une collaboration économique plus complexe qu'il n'y paraît


(Création  janvier 2017 pour l'HSCO, mise en ligne novembre 2018)

 

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Faire l'histoire des entreprises

La mainmise de l'occupant sur la SFR

400 millions par jour

La mainmise de l'occupant sur la SFR

La collaboration économique, une initiative française ?

La Vulgate dans Alternatives économiques

Survie, résistance et collaboration


 

Faire l'histoire des entreprises

J'ai mis le pied dans la recherche historique avec l'Histoire de la direction du PCF dans la clandestinité entre 1941 et 1944 c'était en quelque sorte une pépite non exploitée sur laquelle j'étais tombé par hasard et qui avait révélé et activé mon goût pour l'investigation historique. Avec des charges de famille et une activité professionnelle d'ingénieur impliquant beaucoup de temps de transport, je n'avais guère la disponibilité pour enchaîner les projets. Bien m'en a pris finalement, ce temps de gestation d'une douzaine d'années - où je gardais quand même une pratique de l'histoire grâce à l'internet naissant – m'a permis de parfaire ma culture historique et je terminais en 2009 ma carrière professionnelle en écrivant l'histoire de l'entreprise dans laquelle j'avais travaillé pendant vingt ans. CAMECA, c'est son nom avait été une ancienne filiale de la CSF, une société que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, mais qui a donné naissance à Thomson-CSF devenu par simple changement de nom, Thales, en 2000, à l'époque où bien d'autres groupes effaçaient les traces de leurs origines françaises. L'histoire d'entreprise est très rarement traitée de façon rigoureuse, un peu comme les affaires de famille mais elle est tout à fait passionnante, au carrefour de l'histoire des techniques, de l'histoire économique et de l'histoire sociale. CAMECA avait été créée en 1929, pour faire des projeteurs de cinéma, au moment de l'émergence du cinéma parlant et avait bifurqué dans les années 1950 vers l'instrumentation scientifique. Je m'attachais surtout à éclairer la période de l'instrumentation scientifique, en glissant prudemment sur la période de l'Occupation. Je supposais que l'entreprise avait travaillé « pour les Allemands », mais je ne l'écrivais pas car je n'avais aucun élément pour étayer cette hypothèse.

L'envie d'y voir clair dans ce véritable trou noir que représentait la période 1939-1945 dans l'histoire de CAMECA n'a pas été étrangère dans mon choix du sujet de recherche que je me donnai pour occuper mes premières années de retraite : l'histoire de la CSF pendant l'Occupation. En fait, il s'avérera que parmi toutes les filiales de la CSF, CAMECA fut pratiquement la seule à avoir peu travaillé pour la puissance occupante – la bonne santé du cinéma lui ayant permis de rester dans son cœur de métier. Paradoxalement, au moment de l'épuration, ses dirigeants furent beaucoup plus inquiétés que les dirigeants de n'importe quelle autre filiale de CSF, du simple fait qu'ils n'avaient pas été en mesure d'offrir à leurs salariés le même degré de protection.
 
Pour expliquer mon intérêt vis-à-vis de la CSF dans l'entre-deux guerres, il faut dire que dans la première moitié du XXe siècle, la CSF et plus particulièrement son noyau historique, la SFR, Société française radio-électrique apparaît comme une étoile dans la nuit du déclin de la science française. Ceci a été bien noté par un historien des sciences comme Dominique Pestre.

Je savais également qu'en traitant de la collaboration économique, je plongeais dans le cœur de la problématique de la Collaboration. En 1993, Henry Rousso notait « La collaboration économique a été en définitive la plus importante en volume (et de très loin), sans comparaison ni dans ses modalités, ni dans ses effets tant pour les occupés que pour les occupants avec d'autres formes de collaboration, notamment intellectuelle, politique ou militaire. On peut même se demander s'il est légitime d'employer ce même terme, tant connoté idéologiquement, pour désigner des phénomènes aussi différents » (Henry Rousso, L'économie : pénurie et modernisation, dans La France des années noires, éditions du Seuil, 1993, direction Azéma et Bédarida, p.455 de l'édition 2000, collection points-Histoire)

Rousso avait bien su mettre le doigt sur l'essentiel, mais comme il devait le reconnaître lui-même, l'économie ne l’intéressait pas (Henry Rousso, Histoire et mémoire des années noires, mémoire pour l'habilitation à diriger des recherches, IEP, juin 2000), il finira par abandonner sa thèse pour papillonner autour de sujets plus périphériques. L'histoire des entreprises sous l'Occupation, tout en étant considérée – en théorie - comme un sujet important n'a jamais fait l'objet que d 'études fragmentaires dont la synthèse n'a jamais été entreprise par aucun historien généraliste de la période pour visiter avec un regard nouveau l'articulation entre l'occupant et l'occupé. Le Groupement de recherches (GDR) n°2539 a été créé au sein du CNRS en 2002 « pour développer les recherches historiques sur les entreprises françaises sous l'Occupation allemande (1940-1944), sujet qui pouvait apparaître alors comme ayant été insuffisamment traité jusqu'à maintenant par l'historiographie... » (http://gdr2539.ish-lyon.cnrs.fr/Publications/index_fr.php.html). Entre 2002 et 2009, il fut le cadre de la tenue d'un certain nombre de colloques. Celui de 2004, notamment aboutit à l'établissement de la cartographie de certains fonds d'archives (Les Archives des entreprises sous l’Occupation. Conservation, accessibilité et apport, IFRESI, 2005). Le GDR fut dissous à l'échéance prévue, en 2009 au moment où je commençais à m'intéresser au sujet. Hervé Joly qui en avait été le coordinateur accepta de suivre mes travaux de façon informelle et je l'en remercie encore.
 
Malgré le travail de défrichage effectué par le GDR, je crois bien qu'aucun étudiant n'effectua de thèse sur l'histoire de telle ou telle entreprise sous l'Occupation. Rares sont les vocations pour l'histoire économique. Rares aussi sont les entreprises prêtes à faciliter le travail de recherche sur leur histoire pendant l'Occupation, aucun bénéfice ne pouvant être en attendu en terme d'image.

Lorsque je me suis lancé dans l 'aventure de l'histoire de la CSF sous l'Occupation, j'ignorais complètement si j'allais trouver les matériaux nécessaires pour produire de la connaissance historique. Pour caractériser les archives de la SFR, je dirais qu'elles sont très dispersées et qu'une toute petite partie a été conservée au sein du groupe Thales. Internet, il faut le reconnaître, est bien utile pour retrouver ces lambeaux éparpillés aux quatre coins de l'hexagone. Il existe un milieu de radio-amateurs et de passionnés de radio pour lesquels la SFR est une entreprise mythique. Par ce canal, j'appris que l'ensemble de la production du bureau de dessin de la SFR avait été regroupé aux Archives du monde du travail de Roubaix. Je pus ainsi avoir accès à l'intégralité du matériel conçu dans les deux usines de la SFR, à Levallois et à Cholet.
 
Les détails de la production des deux usines me furent fournis en grande partie par le dossier d'instruction constitué contre les dirigeants de la SFR et retrouvé aux archives nationales dans le série Z6NL. Pour mener à bien cette instruction qui traîna sur quatre ans, le juge d'instruction avait missionné un expert-comptable et un interprète dont les travaux me furent bien utiles pour conduire ma propre instruction.
 
J'eus la chance de mettre la main sur le registre des compte-rendus du conseil d'administration, perdu dans un grand container de 3 mètres cubes dans le grand hangar où transitent les archives du groupe Thales. Pour avoir accès à cette immense surface de stockage gérée par un magasinier d'une entreprise de sous-traitance, il m'aura fallu attendre 18 mois qu'un cadre en fin de carrière ne cherche pas une collection de parapluies pour me donner l'autorisation. Une fois sur place, le magasinier voulut bien me communiquer un certain nombre de dossiers personnels qui m'éclairèrent sur la politique salariale.

J'ai trouvé dans les archives du comité d'entreprise du centre Thales de Cholet, sur le même site géographique que l'ancienne usine de la SFR, une matière particulièrement riche sur les balbutiements du comité d'entreprise et les conditions de travail telles qu'elles ressortent dans les premiers registres du comité de sécurité.

Si la province conserve bien les archives et cultive sa mémoire, ma grande déception a été de n'avoir pu trouvé aucune trace de l'usine SFR de Levallois, berceau mythique de l'électronique française, rasée en 1992 pour faire la place à un espace résidentiel. Le mois que l'on puisse dire est que les époux Balkany qui occupent la mairie depuis 1983 ne cultivent pas vraiment la mémoire industrielle et ouvrière. De l'usine de Levallois, il ne reste qu'un certain nombre de récits qu'il a fallu aller chercher dans des archives familiales et des livres mémoires heureusement préservés par le « groupe Histoire » de l'AICPRAT, une association de retraités de Thales.
 
J'ai eu plus de chance pour retrouver la trace du bureau Telefunken de Paris. Le carnet de compte du bureau ainsi que les carnets-carbone de l'ingénieur allemand détaché à Cholet se sont miraculeusement retrouvés aux archives de Roubaix. On accède ainsi à la description des rouages la de collaboration à une échelle microscopique où il s'agit de standardiser les condensateurs ou les interrupteurs.

Les préoccupations terre-à-terre du petit personnel contrastent avec le roman scientifique d'entreprise qui sera diffusé dés 1945 : Un certain nombre de publications attestent que des études scientifiques avancées sur le radar, la télévision, les faisceaux hertziens se poursuivirent pendant toute la période de l'occupation « à la barbe des Allemands » fut-il écrit en 1945. Je reviendrai sur ce point.

Que l'histoire de l'entreprise étudiée pendant la période 1940-1944 soit un élément de l'histoire de la Collaboration est un fait établi simplement à partir de données quantitative : au cours des exercices 1941, 1942, 1943 et même 1944, la part du chiffre d'affaire allemand fut toujours supérieur à 60 %, dépassant 85 % en 1943. Comme l'avaient relevé Eberhard Jäckel en 1966, ou Henry Rousso en 1992, pour les Allemands, depuis les débuts de l'Occupation, la collaboration économique n'est pas périphérique, mais centrale, et ce que je montre à l'issue de mes recherches sur le SFR, c'est que l'entreprise s'avère une merveilleuse machine à collaborer. Dans leur grande sagesse, les occupants se sont donc attachés à préserver intact le fonctionnement de l'entreprise. L'intégration de l'entreprise française à l'économie allemande est le sujet principal du livre qui résulta de mon enquête, et cette intégration fut mise en œuvre dés le 21 juin 1940.

La mainmise de l'occupant sur la SFR

Le 6 juin 1940, l'ennemi approchant de la Seine, Émile Girardeau, fondateur et patron de la SFR, mit en œuvre, comme cela avait été préparé le plan de repli de l'usine de Levallois vers celle de Cholet en commençant par le service commercial. Le démontage de l'usine se déroula les 7 et 8 juin en attendant pour déménager le feu vert du ministère qui arriva dans la nuit du 9 au 10 juin. Du 11 au 16 mai, l'effectif de l'usine de Cholet grimpa ainsi en quelques jours de 1200 à 2400 personnes. Les employés de la SFR étaient souvent accompagnés de leur famille. Tous n'avaient pas participé au repli, il en restait 800 théoriquement rattachés à l'usine de Levallois. Le vendredi 14 juin, ils ont pu voir les troupes du général Von Bock entrer dans Paris et défiler au pas de l'oie sur les Champs-Élysées.

Le 21 juin, un avion en provenance de Berlin déposa à l'aéroport du Bourget les ingénieurs d'état-major du ministère de l'Air Harmeling, Voss et Gunther, accompagnés de l'ingénieur en chef Leib de la société Telefunken. Deux jours plus tard, Erich von Henck, secrétaire général de Telefunken, les rejoignit et les officiers de la Luftwaffe proposèrent à l'inspection de l'armement que ce dernier soit chargé de l'administration provisoire et de la remise en état de la SFR en même temps que d'un certain nombre d'autres établissements dépendant de la CSF, maison mère de la SFR. Avec l'aide de quelques employés français, Henck installa les bureaux de Telefunken au siège de la CSF, 79 boulevard Haussmann. Le 27 juin, Henck écrivit à son patron Rottgart resté à Berlin : « Le nettoyage de l'usine et sa remise en marche exigent un énorme travail. Il est également nécessaire de faire revenir le personnel en fuite à Cholet. »

En arrivant à Levallois, l'équipe allemande Telefunken-Luftwaffe s'est aperçue qu'elle avait été précédée par des représentants de l'administration des postes (RPZ) : le « docteur ingénieur » Meinel dépêché à Paris pour remettre en état l'émetteur radiophonique de Paris. Il y avait également le représentant les transmissions de la Wehrmacht Jödelbauer, chargé de remettre en route l'émetteur des PTT « Lille ». Cette deuxième équipe allemande des postes était installée à l'hôtel des Deux Mondes. Informé que Telefunken avait été mandatée par l'Armée allemande pour s'occuper des affaires de la CSF, Jödelbauer s'en était déclaré ravi et avait demandé à Leib de faire le nécessaire auprès de la CSF,

Le 28 juin, une affiche bilingue, portant le numéro LC4012 fut apposée sur les murs de l'usine de Levallois « Par ordre du Maréchal Goering, le général en chef de l'aviation a pris possession, du point de vue fiduciaire, de cette usine. L'entrée n'est permise qu'à ceux qui possèdent une autorisation spéciale, délivrée à Paris par le représentant en chef de l'aviation. »
 

Les premiers détachements allemands arrivèrent à Cholet le 21 juin, quelques jours seulement après les repliés de Levallois, la veille du jour où fut annoncé la signature de l'Armistice. L'état-major de la SFR se réunit quotidiennement pour trouver le moyen d'occuper le personnel. L'évidence apparut que la SFR ne pourrait plus vivre de commandes militaires, ni même de commandes émanant d'administrations civiles dont la priorité sera de subvenir aux besoins vitaux d'un pays complètement désorganisé par la débâcle. Mission fut alors donnée aux 25 ingénieurs du service de recherches techniques repliés à Cholet de proposer des appareils ménagers de chauffage et de transport. La pénurie de carburant devrait favoriser l'essor du vélo et les usines de la SFR devraient savoir produire des porte-bagages de vélo.

L'état-major de la CSF s'était installé à Loublande, à 6 km au sud-est de Cholet, dans un château acheté par la SFR en 1938. Le samedi 29 au soir, les époux Girardeau étaient attablés pour le dîner avec Robert Tabouis, adjoint de Girardeau, moins connu du grand public que son épouse Geneviève, chroniqueuse politique à Radio-Luxembourg, lorsqu'on prévint Girardeau qu'un officier allemand désirait lui parler. Il s'agissait du « commandant Leib », l'ingénieur en chef de Telefunken arrivé une semaine plus tôt au Bourget et qui avait rapidement trouvé la piste de Girardeau. Habillé en civil, il était accompagné d'un militaire allemand. Leib déclara qu'il venait de Paris, sur ordre d'Erich von Henk, pour inviter Girardeau et deux autres dirigeants à rentrer immédiatement à Paris pour y étudier la remise en route des usines de la région parisienne. En aparté, il avait averti que le matériel et le personnel des usines risquaient d'être transportés en Allemagne si aucun arrangement n'intervenait. Accompagné de son épouse, Girardeau regagna la capitale avec sa Traction Citroën personnelle ; il passa la nuit chez lui à Neuilly et se présenta le lundi 1er juillet au matin, au siège de la société où il trouva, déjà installés, Henk, Leib et deux secrétaires.

Girardeau et Henck s'étaient déjà rencontrés dans des conférences internationales. D'après sson livre de mémoires que le Français écrivit en 1968, l'Allemand aurait accueilli courtoisement sa prétention de ne pas accepter de commande de matériel militaire mais aurait préconisé d'accepter des commandes pour la Reichpost qu'allait passer Telefunken, désormais chargée de la tutelle de la CSF. Dans les jours qui suivirent, plusieurs réunions entre les occupants et les dirigeants de la SFR traitèrent de ce qui apparaissait comme la question la plus urgente d'un pont de vue allemand : L'installation à Levallois d'un atelier de réparations pour l'armée de l'Air. A la réunion du 1er juillet, Girardeau était assisté de Henri Damelet, directeur général de Radiotechnique, filiale commune de CSF et de Philips. Damelet faisait office d'interprête. A l'usine Radiotechnique de Suresnes le contact avec l'occupant avait été beaucoup plus rude : le 24 juin, Damelet avait été mis en demeure de remettre l'usine de Suresnes en route pour fabriquer du matériel radio destiné aux armées allemandes. Il avait refusé. On lui avait alors proposé de reprendre, pour le compte allemand, la fabrication du matériel militaire français que Radiotechnique produisait avant l'exode. Damelet avait à nouveau refusé. Le Major von Wrangel, représentant à Paris le ministère de l'Air, après avoir menacé Damelet du conseil de Guerre procéda, à titre de représailles, à l'enlèvement de 40% des machines de fabrication des lampes et à la confiscation du matériel destiné à la Défense Nationale.

 400 millions par jour

La différence de traitement entre Radiotechnique et SFR n'est pas claire. Il n'est pas impossible que des directives contradictoires aient été données aux différents officiers allemands. Il n'est pas impossible non plus que chacun d'entre eux ait bénéficié d'une certaine marge d'appréciation dans la défense des intérêts allemands.

Quand les Allemands arrivèrent à Paris, ils ne savaient pas précisément comment ils allaient exploiter l'économie française, mais on a vu la détermination qu'ils avaient montrée dés juin 1940 pour remettre au travail une entreprise comme la SFR. Sans doute cette dernière était-elle ciblée plus que d'autres moins impliquées dans le matériel militaire.

Le pilotage directe des entreprises françaises aurait nécessité beaucoup de moyens humains. Dans sa grande sagesse, l'occupant s'est bien gardé d'intervenir à l'intérieur des rouages de l'entreprise et il a rapidement mis un terme au pillage dont avait été victimes certaines entreprises comme la Radiotechnique. Dans le courant du mois d'août, Il s'avéra que les espoirs qu'Hitler avait pu mettre en une paix rapide à l'Ouest étaient vains. Au cours de son discours du 19 juillet devant le Reichstag, le Führer réitère sans y croire, ses propositions de paix à l'Angleterre, tout en préparant activement le débarquement sur l'île. Mais avant même que la Bataille d'Angleterre ne se conclue par un échec allemand, dès la fin du mois de juillet, Hitler donne à la préparation d'une attaque contre l'Union soviétique la priorité par rapport au débarquement sur les côtes anglaises. Il s'agit dès lors pour les Allemands de se préparer à une guerre relativement longue. Comme l'observera l'historien Eberhard Jäckel, le régime d'armistice offrait à cet égard de meilleures possibilités pour la poursuite de la guerre que la conclusion d'un traité de paix (La France dans l'Europe de Hitler, 1968, p.84-88). Il restait à adapter les conventions d'armistice à la nouvelle stratégie hitlérienne. Autant Hitler n'avait jamais envisagé d'associer la France à sa démarche expansionniste, autant il entendait bien que le potentiel économique de la France fut mis au service de ses ambitions.

L'article 18 de la conventions d'armistice stipulait « Les frais d'entretien des troupes d'occupation seront à la charge du gouvernement français ». Cet article sera le biais par lequel l'Allemagne pourra acheter français sans dépenser un seul mark. Le 8 août, le Dr Hemmen président de la commission économique de Wiesbaden, présenta la note à régler par le gouvernement français : 400 millions de francs par jour, soit la production approximative de quatre millions d'ouvriers. Ce tribut s'ajoutait au travail que devaient par ailleurs fournir les un million huit cent mille prisonniers de guerre dont la libération qu'on avait espérée rapide était remise aux calendes grecques. Pour déterminer le montant de l'indemnité journalière, Hemmen avait estimé à 100 Millions de ReichsMarks le coût journalier de la poursuite de la guerre sur deux fronts, et la France ne devait pas y participer pour moins de 20%, soit 20 millions de R.M. ou 400 millions de francs, somme dans les possibilités d'une France désormais déchargée de tout effort de guerre (Jäckel, p.135-139). À partir de la fin du mois d'août, les dirigeants de l'industrie française surent que le client solvable avec lequel ils pourraient traiter serait allemand.

Un minimum d'organisation pour superviser l'appareil industriel français et le contrôler par le biais de l'approvisionnement en matières premières, des moyens financiers massifs pour passer des commandes à des entreprises qui tournaient avec les mêmes patrons, les mêmes actionnaires, les mêmes cadres et les mêmes ouvriers qu'avant l'Occupation, telle fut la recette par laquelle l'Occupant s'assura la collaboration des entreprises françaises.

 La collaboration économique, une initiative française ?

Le mode d'exploitation économique de la France comme des autres pays occupés évolua au cours du temps, surtout à partir du moment où les Allemands furent convaincus que la guerre à l'Est durerait longtemps et qu'il fallait mobiliser le maximum de ressources pour venir à bout de l'URSS.. Il n' s'agissait plus seulement de faire tourner les entreprises françaises pour l'effort de guerre allemand, il fallait également puiser directement dans les réserves de main-d’œuvre française avec le système du STO dont les objectifs furent finalement revus à la baisse en partie à cause de la dissidence de masse provoquée par ce dispositif de déportation.

J'ai essayé de comparer le cas de Philips aux Pays-Bas avec celui de la SFR en France. Comme on le sait, les Pays-Bas furent dirigés par un Commissaire du Reich, mais les finances publiques du pays furent ponctionnées à un niveau comparable à celui qui découlait en France des frais d'occupation prévus à l'article 18 de la convention d'armistice et interprétés de façon léonine par le vainqueur. Comme en France, les Allemands s'en tinrent au principe de faire tourner les entreprises sans les léser. Dans les deux cas, Il est reste difficile d'apprécier le succès de la politique allemande. En restreignant son propos au cas français, Alfred Sauvy écrivait en 1978

« L'examen de ces quatre années douloureuses montre que, sur le plan économique, l'exploitation systématique des richesses françaises a été, pour l'Allemagne, une réussite remarquable, comme on n'en n'avait guère vu depuis l'exploitation de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant.» (p.109)

30 ans plus tard, Adam Tooze après avoir entrepris de quantifier l'exploitation des pays occupés par l'Allemagne donne un point de vue un peu moins euphorique quant au succès de la politique allemande.

«Les conquêtes allemandes du début de la guerre contribuèrent certainement à compenser ce handicap. Une mobilisation des ressources étrangères, notamment en France, était un des atouts dont Speer s'efforça de faire bénéficier l'effort de guerre allemand dans l'automne 1943 [...] En 1943, dernière année pleine de l'Occupation, les livraisons combinées à l'Allemagne de matériel militaire de la France, de la Belgique, des Pays-Bas, du Gouvernement général, du Danemark, de la Norvège et de la Serbie ne dépassèrent pas 9,3% de la production d'armements. Les territoires occupés n'apportèrent une contribution notable à l'équipement militaire allemand que pour les chantiers navals, les matériels de communication et les véhicules motorisés [...] En 1943, le montant des livraisons de l'Europe occupée, 4,6 Mds de Reichsmarks, peut être comparé à celui des livraisons des USA à la Grande-Bretagne, environ 20 Mds de Reichmarks [...] Compte tenu de la productivité désespérément médiocre dans les territoires occupés, le programme de main-d'œuvre étrangère est incontestablement la contribution la plus importante de l'Europe occupée à l'effort d'armements de l'Allemagne.» (p.610)

A moins de ne restreindre – par définition – le mot de « collaboration » aux initiatives françaises, il n'est guère guère douteux que la collaboration économique entre la France et l'Allemagne ait été voulue et mise en place par les Allemands. Que certains patrons aient devancé l'appel et soient allés chercher des commandes auprès du vainqueur avant que celui-ci n'aille les chercher ne saurait inverser la tendance dominante.

Et pourtant…

… on pouvait lire dans la plaquette accompagnant la très officielle exposition des Archives nationales La Collaboration, 1940-1945, tenue à l’Hôtel de Soubise su 26 novembre 2014 au 2 mars 2015 :

« La collaboration d'État est bien une politique d'initiative française, aussi sur le terrain économique. Alors que le vainqueur a pris son butin, a imposé des frais d'occupation exorbitants et un cours forcé du Reichsmark qui lui est extrêmement favorable, les dirigeants français espèrent un « Montoire économique » et une pax germanica économique. Jusqu'au début de l'année 1942, l'heure est à la recherche d'une « collaboration constructive ». »

Écrire que sur le terrain économique, la collaboration d’État est une initiative française est le contraire de la vérité. Comment peut-on expliquer que les commissaires de l'exposition Thomas Fontaine et Denis Peschanski, historiens compétents de la période aient pu laisser passer une assertion aussi définitive et qui va à l'encontre de ce tous les historiens économiques ont pu observer ? Je veux croire Fontaine et Peschanski sincères : Pour eux une exposition sur la période 1940-1944 ne peut concerner que les turpitudes françaises. Une éventuelle initiative allemande serait hors-sujet. Depuis les années 1970, l'écriture de l'histoire mémorielle de l'Occupation s'est transformée en un interminable remake des procès de l'épuration. On n'en finit plus de vouloir châtier les traîtres en reprenant le mot d'ordre principal d'un programme du CNR opportunément revenu à la mode.

Selon la vulgate qui s'exprime dans cette exposition des Archives nationales, en matière de collaboration économique, la question n'est pas de savoir comment les Allemands ont exploité la France, mais comment les Français ont trahi.

 La Vulgate dans Alternatives économiques

Alternatives économiques, le seul magazine de vulgarisation économique accessible aux lycéens, s'intéresse aussi à l'Histoire comme en témoigne le numéro 69 d' Alternatives économiques Poche sorti en septembre 2014 et intitulé « Les grandes dates de l'histoire économique de la France ». Cet opuscule démarre avec les lentes mais profondes mutations économiques de la France. Au XXe siècle, entre les réformes du Front populaire et les 30 glorieuses, la période de la seconde guerre mondiale apparaît sous le titre « 1940-1944 : la collaboration économique sous Vichy : un patronat consentant ». Sous la plume de Gérard Vindt, on peut y lire un condensé de la vulgate qui n'a rien a envier à celui des commissaires de l'exposition des Archives nationales :

« La plupart des patrons ont cherché à réaliser de bonnes affaires avec l'Allemagne nazie, se retranchant facilement derrière la contrainte subie. Les Français, on le sait, ont mis longtemps à entrer en résistance […] Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que les élites – et parmi elles les décideurs patronaux – n'ont pas montré l'exemple. La collaboration massive des entreprises françaises est incontestable : 30 % de l'ensemble de la production française sont livrés à l'occupant ... »

Je ne vais pas citer in extenso les quelques pages de cet article où l'auteur ne mentionne pas le tribut journalier de 400 millions de francs mais s'étale sur une lettre que la société Photomaton aurait envoyé aux autorités d'occupation pour proposer ses machines automatiques pour ficher les individus de races juive rassemblés dans les camps de concentration. Il s'agit d'un courrier retrouvé par Antoine Lefébure (Les conversations secrètes des Français sous l'Occupation, Plon, 1993). Courrier retrouvé dans les archives des lettres ouvertes par les renseignements généraux de Vichy. Lefébure n'a aucunement cherché à savoir ce qu'était la société Photomaton à l'époque, pas plus que Rochebrune et Hazera qui reprennent l'information dans leur livre de 850 pages (Les patrons sous l'Occupation, Editions Odile Jacob, 1995) sans chercher à en savoir plus sur cette affaire, mais à leur décharge, ils se sont intéressés à toutes sortes de patrons. Il est tout à fait intéressant de voir Gérard Vindt sélectionner dans Rochebrune et Hazera, précisément ce cas non documenté.

De la période de l'Occupation, la tendance dominante est de passer au crible les individus pour déterminer la catégorie à laquelle ils doivent appartenir : collabo ou résistant. La série télévisée Un village français est tout à fait représentative de cette tendance, mais il s'agit d'une œuvre de fiction où l'auteur est libre de choisir son angle d'attaque et le contraste qu'il veut donner à sa représentation. Par contre, l'historien qui traite de la collaboration économique se doit de restituer le premier rôle aux autorité allemandes qui appliquent une politique relativement simple : c'est dans le domaine de la production que la France vaincue doit collaborer. En tout premier lieu, les ouvriers furent appelés à collaborer massivement, et ils durent obtempérer pour s'assurer un minimum vital. Pour conserver leur salaire et assurer la survie de leurs familles, les ouvriers de l'Arsenal de Brest réquisitionné par la Kriegsmarine durent accepter de travailler directement pour les Allemands : ils se présentèrent à l'embauche dès le 4 juillet 1940 pour participer à la remise en service de l'arsenal.(Lars Hellwinkel, Les arsenaux de la marine française sous l'Occupation: l'exemple du port de Brest (1940-1944), dans Actes du colloque Travailler dans les entreprises sous l'Occupation, Besançon, 2006, dir. Chevandier et Daumas.)

L'exemple de Brest est une exception dans la mesure où les ouvriers de l'arsenal travaillent directement sous le contrôle de l'occupant. Beaucoup plus généralement, les ouvriers français travaillaient en France pour l'effort de guerre allemand, mais dans le cadre d'entreprises françaises. La collaboration des patrons et de l'encadrement technique fut requise pour organiser la production. Ce que firent les ouvriers pour conserver un salaire, les patrons et les cadres le firent pour conserver leur statut.

  Survie, résistance et collaboration

Ce que je montre dans le cas de la SFR, qui était à l'époque une société d'un excellent niveau scientifique, notamment dans le domaine du radar, c'est que les Allemands, qu'ils soient affiliés à la Luftwaffe ou à Telefunken, n'approchèrent aucun spécialiste français pour obtenir sa collaboration. Ceci n'est pas une surprise : chez les belligérants des deux bords, tout ce qui touchait au radar était « most secret » ; les avancées techniques de la SFR avaient pu traverser la Manche in extremis, en mai 1940, et ensuite, traverser l'Atlantique par l'entremise des Anglais, mais aucun ingénieur français émigré aux États-Unis n'a jamais obtenu l'autorisation de participer aux développements du radar menés par les 4000 personnes du Radiation Lab au MIT.

Du côté allemand, la recherche sur le radar était également très protégée : On demandait à la SFR de produire du matériel radio de conception allemande, et les marges réalisées sur ce marché était suffisantes pour financer un secteur de recherches orientée tout azimut, y compris dans le domaine des hyperfréquences qui sous-tendait les radars centimétriques, primordiaux pour la maîtrise du ciel. A la Libération, le patron fondateur de la SFR, Girardeau fut écarté pour avoir collaboré avec l'ennemi et les dirigeants restant au pouvoir, notamment Brenot, se flattèrent d'avoir résisté en poursuivant des recherches « au nez et à la barbe de l'occupant ».

L'articulation entre résistance et collaboration apparaît comme beaucoup plus complexe qu'elle est généralement présentée : Les Français vaincus cherchaient d'abord à survivre. Cette quête pour la survie les a conduit à la fois vers la résistance et la collaboration, souvent de façon indissociable comme ce fut le cas pour les ingénieurs de la SFR. Comme l'ensemble des ouvriers français, ceux de la SFR entrèrent massivement en dissidence lorsqu'à partir de 1942, les Allemands voulurent les exploiter directement en Allemagne avec le système du STO. Le compromis qui fut trouvé était très favorable aux entreprises comme la SFR, engagée directement dans l'effort de guerre allemand. Toute la chaîne de commandement, de Girardeau au chef d'atelier, est restée en place. L'environnement et les conditions de travail de l'ouvrier restèrent inchangés. C'est le schéma du Pont de la Rivière Kwaï, mais les Allemands, à la différence du colonel Saïto, n'ont pas fait l'erreur de mettre Girardeau en cage. Le colonel Nicholson pensait résister au colonel Saïto en mettant au dessus de tout le respect des traditions britanniques. Comme tout corps social, la SFR, la CSF, la Banque de Paris et des Pays-bas se sont efforcées de survivre et de maintenir aussi haut que possible à la fois la rentabilité, les capacités de production, la compétitivité et l'ordre social si bien qu'elles se sont effectivement retrouvées en ordre de marche à la Libération, mais si les choses avaient mal tourné, on peut craindre qu'elles n'aient fait bonne figure dans une Europe durablement dominée par l'Allemagne.

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