HISTOIRE DE LA CSF SOUS L'OCCUPATION, « l'enfance de Thales »

Radiocinema sous l'Occupation


(Création  11 novembre 2012)

 

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L'auteur

Radio-cinema n'est pas une incinnue sur ce site? Cette société est en effet l'ancêtre de CAMECA dont j'ai retracé l'histoire en 2009.  C'est en partie à cause du trou noir devant lequel je me suis retrouvé en 2009 que je me suis lancé dans l'aventure de l'histoire de la CSF sous l'occupation. En 2009, je pensais que Radio-cinéma avait nécessairement dû travailler pour l'armement allemand, comme toutes les sociétés de mécaniques. Mais en conclusion de ce travail, il s'avère que Radio-cinéma est bien la filiale de CSF qui a le moins participé à l'effort de guerre allemand.

Radio-Cinema avant 1940 Les débuts de l'Occupation Travailler pour les Allemands ... civils Travail forcé en Allemagne
Bombardements et arrestations Salaires Comité social Épuration

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Radio-Cinema avant 1940

La société fut créée en juin 1929, avec 99% de capitaux CSF. C'était le temps où le cinéma muet laissait la place au cinéma parlant, créant un besoin de projecteurs de cinéma sonore. Certains ont vu dans la création de Radio-cinéma une démarche stratégique pour prendre position dans la perspective du développement de la télévision dont l'émergence est pressentie comme imminente dés 1930. Après une période d'accords tumultueux avec Gaumont, la société se spécialisera dans la conception et la fabrication de projecteurs de cinéma1 pour lesquels l'ingénieur Frédéric Mathieu dépose un brevet important en février 1939.

En 1939, l'usine de Radio-Cinéma était située 35, rue Armand Sylvestre à Courbevoie, c'est-à-dire à 150 mètres de la future usine du boulevard Saint-Denis, créée en 1954, mais les services commerciaux étaient installés un pâté de maison plus loin, 22 boulevard de la Paix. Le studio des Buttes Chaumont, 10-12 rue Carducci, Paris 19eme, est également rattaché à Radio-Cinéma, mais les activités des deux sites étaient complètement déconnectées. Avec une valeur au bilan de 0.9 MF, la société ne représentait que 1,4% du portefeuille français de CSF2. Spécialisée dans le cinéma, la société ne fut pas sollicitée après la déclaration de guerre de 1939 pour la production d'armement. En conséquence, son personnel ne put bénéficier du statut d' « affecté spécial», comme cela fut le cas à la SFR ou à la SIF. 57 personnes furent ainsi mobilisées. Le chiffres d'affaires de 1940, 9MF, fut plus médiocre encore que celui de 1939, 12 MF.

Les débuts de l'Occupation

Au début de l'occupation, les perspectives de Radio-Cinéma furent rythmées par les tergiversations des Allemands. Le 8 Août 1940, l'usine fut mise sous séquestre. Les nouveaux occupants réclamèrent les plans de fabrication. Mathieu leur aurait fourni des plans anciens et incomplets, et après la Libération, il aurait été désigné par le gouvernement pour aller les récupérer en Allemagne chez Carl Zeiss Iena et pour dénicher des plans allemands intéressants3.

Nommé directeur d'usine en août 1940, Mathieu sera durant toute la période 1940-1944 en première ligne, les mains dans le cambouis, face à des évènements qui le dépassent. Il est sous l'autorité théorique de Pierre Blancheville, directeur général, et du PDG Puron remplacé à partir de janvier 1944, par André Cornu, ancien parlementaire de la « Gauche Radicale »4, et récupéré par la CSF après une défaite électorale. Ne disposant que d'une seule source pour relater des évènements confus, je préfère citer intégralement la déposition du directeur commercial Wipff:

Affiche confiscation, 1940

Classement VA-Betrieb, 1943

De la confiscation (août 1940)

au classement VA-Betrieb (juin 1943)

En septembre 1943, la société sera classée S-Betrieb



« Cela commence par le séquestre de l'usine, ensuite la réglementation de la fabrication. Puis création d'un double secteur français et allemand, tout cela sans résultat. En 1942, cela s'achève par un arrêté interdisant la fabrication de matériel de cinéma, les Allemands prenant eux-même le contrôle de cette branche. Il (Mathieu) a protesté, a été à Vichy, sans obtenir gain de cause. Toutes les fabriques étaient successivement fermées, à la suite d'un arrêté. Les Allemands furieux de ne pas obtenir la livraison d'anciennes commandes ont gratifié Mathieu d'un contrôleur à domicile pour surveiller la fabrication, ce dernier étant pris entre le désir de garder l'entreprise ouverte et la volonté de ne rien livrer. [...] Le contrôleur avait établi un plan de 40000 heures de travail par mois, pour Radio-Cinéma, relatif à des fabrications de guerre. Ce plan n'a pas été accepté. Les Allemands ont alors proposé un accord amiable prévoyant une collaboration pendant et après la guerre. Aucun engagement n'a été pris, il (Mathieu) a même signé une fin de non-recevoir. »

Travailler pour les Allemands ... civils

Les propos de Wipff semblent difficilement conciliables avec un rapport de la DGER de 19455 établissant que le chiffre d'affaire allemand n'aurait jamais dépassé 5% alors même que Radio-cinéma quadruplait son chiffre d'affaires entre 1939 et 1943. Décrivant la production de la société après son classement S-Betrieb, c'est-à-dire après septembre 1943, Mathieu parlera de projecteurs sonores 16mm. Une commande allemande de 200 projecteurs sonore à griffes et 400 projecteurs à miroirs oscillant restait en attente à la Libération. Mathieu parle aussi d'une commande de rondelles pour caisses enregistreuses et de sous-traitance pour le compte de la SFR. Le chiffre d'affaires allemand a donc dû être plus important que ce que laisse apparaître le rapport de la DGER, peut-être à cause d'une confusion entre chiffre d'affaires allemand et commandes d'armement. Nous retiendrons que Radio-Cinéma produisait essentiellement des projecteurs de cinéma et qu'une bonne partie de la production était pour le marché français. Le cinéma, tout comme les salles de projection, sont prospères à cette époque. L'activité studio des Buttes-Chaumont devait également être intense, mais on ne sait pas quelle part du chiffre d'affaires elle représente.

En plus du contrôleur allemand qui s'appelait Inke, un certain Fischer, représentait Carl Zeiss Iena avant-guerre et mobilisé ensuite à la Rüstungs Inspektion, pouvait s'introduire dans l'usine et avant même l'institution de la Relève obligatoire, allait faire des propositions individuelles aux ouvriers qualifiés6. En septembre 1942, les effectifs du site de Courbevoie sont de 75 personnes, répertoriés en 5 catégories: Personnel de direction (1), Ingénieurs et maitrise (27), Professionnels qualifiés (30), manœuvres spécialisés (11) et manœuvres (6). Ce chiffre est resté à peu près constant parce qu'il correspond à un parc de machines dont je doute qu'il ait été renouvelé pendant la période de l'occupation. Le studio des Buttes-Chaumont fonctionne avec un effectif d'au moins 40 employés.

Travail forcé en Allemagne

Produisant du matériel civil, Radio-Cinéma n'a bénéficié d'aucune protection et a donc été très affectée par les différentes formes de « Relève » et de travail obligatoire: Au moins 20 ouvriers sur un effectif global de 75 personnes, un chiffre qui doit être mis en rapport avec celui de la SFR, 300 personnes pour environ 4000 salariés. Les ouvriers très qualifiés employés par Radio-Cinéma étaient très convoités par les services de recrutement allemand. En 1942, parmi les 75 salariés de Radio-Cinéma, 34 étaient éligibles au service de la Relève instaurée au printemps 1942 mais devenue coercitive à partir de septembre. L'âge, moins de quarante-deux ans, est, en gros, le critère d'éligibilité, mais dans la pratique, les Allemands ne s'intéressaient qu'aux ouvriers, les cadres et agents de maîtrise étant plus utiles en France pour former les futures recrues. Sur les 38 éligibles, seuls 18 sont des ouvriers professionnels qualifiés et 2 des manœuvres spécialisés. Le 10 octobre 1942, Le secrétariat d'État à la production industrielle demanda 3 tourneurs, 1 fraiseur, 5 ajusteurs, et 3 ouvriers spécialisés qui partirent le 27 octobre, direction Carl Zeiss, Iena. En fait, Radio-Cinéma fournit la liste des travailleurs éligibles, et l'administration fit le choix, Mathieu se refusant à le faire, ce qui sera porté à son crédit au moment de l'épuration7.

contrat embauche en Allemagne

Huit autres ouvriers partirent à Stuttgart le 10 janvier 1943, mais il y eut d'autres départs pendant tout le premier semestre 1943. Un ouvrier de 34 ans, père de deux fillettes, partit en décembre 1942 aux établissements C.FLEISCHER & SOHN, Möbelfabrik, à Eilenburg, une petite ville de la Saxe. Au bout de neuf mois, il écrivit à sa femme que les permissions étaient supprimées « parce que les autres ne reviennent pas ». Sa femme ne cessa alors d'envoyer des missives à Mathieu qui répercutait comme il pouvait sur les administrations françaises et sur l'employeur allemand. La correspondance dura jusqu'en mai 1944. Un jeune tourneur fraiseur parti en janvier 1943 eut plus de chances: rentré en permission en juillet, il obtint des autorités allemandes une affectation à Radio-Cinéma. En plus des départs imposés, il y avait les départs volontaires. Des affiches proposent des départs pour Zehlendorff, l'usine de Telefunken. En octobre 1943, après le classement S-Betrieb, un volontaire au départ fut bloqué par Mathieu, le médecin du travail et l'inspecteur du travail8.

Bombardements et arrestations

Les travailleurs déportés en Allemagne écrivent « Jusqu'à présent, nous n'avons pas de bombardement ». Les bombardements sont plus probables en Allemagne qu'en France, mais à Courbevoie, les alertes sont parfois à prendre au sérieux, le laboratoire de l'usine fut touchée par des bombardements en Septembre 1943, mettant à découvert des disques pour gramophones illicites comme « La marche des Faucons Rouges » et « L'Internationale ». Les disques purent être mis en lieu sûr et l'affaire fut sans conséquence. Moins indolore pour le directeur général Blancheville fut la découverte dans un studio du film « Le Dictateur » de Chaplin. Blancheville fut interrogé sous les portraits de Hitler et de Goering et passa un mois à la prison du Cherche-Midi, avant d'être relâché sans explication.

Salaires


Feuille de paye d'un OS

Feuille de paye d'un ouvrier de Radiocinéma9

Bien que le taux horaire soit fixé par décret, le système de rémunération des ouvriers est extrêmement complexe: Pour chaque pièce, il y a un temps alloué avec un système de bonus basé sur le temps économisé, c'est-à-dire la différence entre le temps alloué et le temps passé. De la rémunération totale et du temps de travail correspondant, on déduit une moyenne horaire qui ne doit pas trop s'écarter les taux horaires officiels étroitement contrôlés par l'administration, déterminés au niveau de la corporation, c'est-à-dire celle des services techniques du Cinéma. Les heures d'alerte sont payées à 30% du taux plein.


Comité social

Un comité social provisoire fut créé en janvier 1942, en application de la charte du Travail de Vichy. Seules les usines de plus de 100 ouvriers étaient théoriquement concernées, mais la direction décida d'elle-même de créer le comité, peut-être parce qu'elle anticipait déjà sur le triplement du chiffre d'affaires qui, pour Radio-Cinéma, marqua l'année 1942. La loi indiquait que les membres du comité ne devaient pas être élus, comme l'étaient les délégués du personnel depuis 1936, mais pas non plus désignés d'office par la direction. Ils devaient être choisis parmi ceux qui s'étaient déjà signalés par leur participation à des œuvres sociales ou qui avaient déjà été désignés par leurs camarades pour défendre leurs intérêts auprès de la direction. La première séance se déroula le 4 février avec 2 membres du personnel désignés par la direction. L'ordre du jour comprenait deux points, le premier point soulevé par un des deux membres du personnel, un chef d'équipe, était la levée des sanctions qui avaient frappé des ouvriers lors d'une grève en novembre 1938 et le deuxième point mis à l'ordre du jour par le directeur de l'usine Mathieu concernait les retards de pointage. Les ouvriers grévistes de 1938 s'étaient vus annuler leur ancienneté. Mathieu accepta de lever les sanctions et un compromis fut trouvé sur les « justes » pénalités à infliger après un retard de pointage. Au comité du mois de mai, l'inspecteur du travail demanda que le nombre de délégués soit augmenté. L'un des nouveaux délégués était très vraisemblablement un ancien délégué du personnel élu. Le chef d 'équipe démissionna partant du principe que ses deux fonctions, chef d'équipe et délégué étaient incompatibles. L'ancien délégué du personnel démissionna en mai 1943 « pour convenance personnelle ». Les sujets abordés tournent essentiellement autour du ravitaillement: possibilité d'avoir recours à la coopérative du Cinéma, aux jardins ouvriers de Courbevoie, restaurants à prix réduits, création d'un réfectoire. Les délégués élus démissionnent beaucoup, « à cause des difficultés avec les ouvriers »10.

Épuration

A la Libération Mathieu fut traduit devant la commission d'épuration du Comité de Libération du Cinéma français, on lui reprochera d'avoir fourni trop d'ouvriers au STO. Sa qualité d'ingénieur prestigieux ne l'empêcha pas d'être attaqué par des ouvriers qui viendront témoigner assez durement contre lui. Il s'agissait essentiellement de son implication dans les départs forcés en Allemagne. L'affaire dura jusqu'en novembre 1947. Mathieu était assisté de Baraduc, l'avocat de Laval, qui put heureusement éviter à son nouveau client le poteau d'exécution, mais pas le « blâme sans affichage », c'est-à-dire la plus légère des sanctions. Parmi les accusations proférées contre Mathieu figuraient le fait d'avoir accroché le portait de Pétain dans son bureau. Ceci avait été rapporté par un témoin. En juin 1947, une pétition fut organisée pour récuser ce témoignage, jamais le portrait de Pétain n'avait été accroché dans le bureau du directeur. Onze personnes seulement, parmi lesquelles cinq ingénieurs ou cadres, trois membres de la maitrise, deux secrétaires et un employé acceptèrent de signer. Aucun ouvrier, donc, n'avait pris le parti de défendre un directeur d'usine qui de son point de vue n'avait fait qu'appliquer la loi. Le départ forcé des ouvriers avait créé un clivage parmi le personnel. A titre individuel seulement certains ouvriers exprimèrent leur reconnaissance. Par exemple, Eugène C., marié à une israélite, rapporte que le directeur de l'usine avait fait son possible pour faciliter son départ en zone non occupée, et qu'il l'avait repris quelques mois plus tard, lorsqu'il était rentré en région parisienne, mais Eugène C., désigné ensuite pour le départ en Allemagne, déclara « qu'il tenait Mathieu comme responsable du départ massif en Allemagne ».

En fait, si Mathieu avait été moins passionné par les projecteurs de cinéma et leurs merveilleuses mécaniques et avait envisagé plus sérieusement de reconvertir l'usine dans la sous-traitance pour l'armement, il aurait eu beaucoup plus d'appuis pour éviter la réquisition à son personnel et personne ne lui aurait rien reproché. Les ouvriers étaient prêts à supporter les temps difficiles avec leur lot de privations en échange d'une protection qu'ils n'avaient pas trouvé à Radio-cinéma. Peu importe que Mathieu ne les ait pas désignés personnellement, sa présence sur le quai de la gare et son implication, fut-elle purement administrative, dans les rouages du travail forcé, apparut comme une complicité.


Notes de bas de page

1 Rapport d'audit de la CSF, 1932 (Archives Paribas, PTC-539-2) et Jean Lavocat, Radio-électricité et Finance, Points sur les i n°15, janvier 1932, p.15 (Archives BPPB, PTC-539-2), Rapport d'audit de la CSF, 1932 (Archives Paribas, PTC-539-2)

2 Thèse Lydiane Gueit, Annexe 22

3 Déposition de Blancheville, section d'épuration du cinéma, 19/07/47, dossier Cornu (AD75, Perotin/901/64/1/68) .

4 C'est-à-dire centriste ayant le cœur à gauche et le portefeuille à droite.

5  Rapport DGER, Instruction Girardeau (AN, Z/6NL/9910/A ). Voir annexe 1 du livre , (bilan chiffré).

6 Lettre de J.Valat, Épuration professionnelle, dossier Frédéric Mathieu, (Perotin/901/64/1/203)

7 Dossier Frédéric Mathieu, (Perotin/901/64/1/203)

8 Dossier Frédéric Mathieu, (Perotin/901/64/1/203)

9 Dossier Frédéric Mathieu, CRIE (Archives de la Seine, Perotin/901/64/1/203)

10 Épuration professionnelle, dossier Frédéric Mathieu, (Perotin/901/64/1/203)