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Benoît Frachon à Forges les Bains:
La Villa "Les Roses" et la mère Pelletier
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Pour la vie à Forges, le bistrot Biographie de Benoit Frachon |
La "mère Pelletier", Benoît Frachon et Micheline Dallidet. |
La
mère Pelletier
Madame Pelletier, dont le pavillon, au 58 route de Briis, jouxtait la
petite propriété des Roses, fut à l'origine du compromis que Benoît opéra
entre un mode de vie qui permettait au syndicaliste de rester à l'écoute des
masses et les règles de sécurité qui imposaient au clandestin de limiter les
contacts au strict nécessaire. En fait, la mère Pelletier, nous l'appellerons
ainsi, comme il était de coutume à Forges, ne lui laissait guère le choix.
Elle n'était pas vraiment indiscrète, l'indiscrétion suppose une indélicatesse
totalement étrangère à cette femme, toute faite de bonté, mais disons
qu'elle était bavarde et que sa curiosité était excitée par ce proche voisin
qui laissait percer une humeur bonhomme sous une apparence austère et semblait
être, ma foi, un bien brave homme.
Benoît n'avait pas imaginé que le fait de poser un solide cadenas sur
la porte principale put paraître suspect. "Vous
craignez donc quelque chose que vous vous enfermez ?" Raph conseilla à
Benoît de supprimer le cadenas qui présentait apparemment un caractère
insolite pour la voisine. Dans ce domaine, Benoît était très discipliné, il
ne prétendait pas ériger lui-même les règles de sécurité et faisait entièrement
confiance aux camarades dont c'était la charge. La suppression du cadenas
impliqua que plus rien, à l'intérieur de la maison, ne devait laisser
transparaître ses activités réelles. Il dut travailler exclusivement au
premier étage, dans sa chambre. Cette contrainte était le prix à payer pour
éviter la propagation de rumeurs incontrôlables sur ce drôle de bonhomme du
56, route de Briis.
C'est également grâce à la mère Pelletier qu'à l'approche de la
cinquantaine, Benoît découvrit les joies et les peines de travailler la terre.
"Comment se fait-il que vous n'ayez
pas votre potager ?". Là encore, il fallut obtempérer, tant il était
insolite qu'un citadin réfugié à la campagne et bénéficiant d'une surface
cultivable confortable ne mette pas à profit son temps disponible pour améliorer
l'ordinaire et sortir de l'alternative rutabagas ou topinambour. Raph tira la
conclusion qui s'imposait: Benoît devrait faire son jardin.
La mère Pelletier peut également se vanter d'avoir fait frémir Jacques
Duclos. Elle avait rencontré les Duclos pour la première fois le jour de Noël
42, alors même que quelques kilomètres plus loin, les Tillon festoyaient avec
Fernand Grenier
.
Les visites des Duclos à Forges étaient exceptionnelles, deux ou trois fois
par an, peut-être. Il y eut une période où Benoît était bloqué chez lui
pour cause d'hémorroïdes, et Jacques Duclos dut se déplacer pour le
rencontrer, mais en ce jour de Noël 42, aucune raison médicale sérieuse ne
justifiait le déplacement de Duclos, il s'agissait juste d'insuffler à la vie
clandestine, une dose minimum d'humanité. Une petite fête réunissait donc les
Duclos et les Dallidet en plus de Benoît. La mère Pelletier ne manqua point de
venir souhaiter un joyeux Noël à son voisin, et c'est ainsi qu'elle tomba
inopinément sur Jacques Duclos. Ni Frachon, ni Duclos n'étaient hommes à se démonter,
les Duclos furent présentés comme des cousins, et l'on offrit un verre à la
chère voisine. Quelques mois plus tard, après que le docteur Bizot
eût
envoyé Benoît se faire opérer dans une clinique de Palaiseau et que ce
dernier était encore dans l'incapacité de faire des longues marches, les
Duclos furent conduits à Forges dans le gazo de Raph. Pour réduire les risques
des contrôles, la camionnette portait un calicot du "Secours
National", l'organisme de bienfaisance officiel mis en place par Pétain.
Cette visite à Forges et les retrouvailles avec la mère Pelletier furent
l'occasion d'un incident qui marqua la mémoire de Jacques Duclos:
"...Mais j'avais remarqué que cette voisine m'observait avec insistance,
et je ne devais pas tarder à savoir pourquoi. En effet, elle montra à la
camarade qui hébergeait Benoît une caricature parue dans "Le petit
Parisien" et qui me représentait sous les traits d'un ange étendu sur un
nuage et regardant au-dessous de lui la ville d'Alger; après quoi, elle lui dit
"c'est curieux comme votre cousin ressemble à cet ange". Sa question
ayant provoqué un éclat de rire, elle n'insista pas..."
La caricature en question était effectivement celle de Jacques Duclos,
la mère Pelletier ne s'y était pas trompée, mais le caricaturiste du Petit
Parisien avait gobé sans vérifier l'information du propagandiste de Vichy,
Philippe Henriot
,
qui clamait qu'Alger était tombée aux mains des communistes et que Duclos en
était devenu le maire. En fait, à la suite du débarquement américain en
Afrique du Nord, l'Algérie était sous le contrôle de la France Libre, mais le
Duclos qui avait été nommé maire d'Alger était prénommé Marcel, sans aucun
rapport de parenté avec Jacques.
Benoît
ne fut par contre jamais inquiété. Trois ans durant, personne à Forges ne démasqua
sous la barbe grisonnante de monsieur Teulet l'une des figures majeures du Front
Populaire, sans doute le plus illustre dirigeant syndicaliste que la France ait
jamais connu. A la Libération, pendant la courte période où il lui arrivait
d'évoquer la clandestinité, il s'en expliquait ainsi "Je
suis tellement le français moyen que personne dans la clandestinité ne m'a
reconnu."
Le
bébé de Micheline
Revenons à Forges-les-Bains. Tous les Samedis, André Teulet parcourt à
pied les 500 mètres qui le séparent du village pour honorer de sa présence le
centre de la vie sociale, le café. Raph a prescrit cette sortie hebdomadaire et
Benoît suit docilement la consigne, au demeurant plus plaisante que la corvée
de jardinage. Ne pensez pas qu'il dût forcément attendre le samedi pour faire
son clin d'oeil à Bacchus, non, quelques rares que fussent les visites à
Forges, Benoît n'aurait pas supporté d'accueillir le visiteur avec une tisane
ou de l'eau fraîche. Aussi, Raph avait-il pris l'habitude de commander à l'épicier
de la place de Limours des caisses de vin sans lesquelles la vie dans la villa
Les Roses aurait été bien triste. Raph, souvent présent à Forges le Samedi
soir accompagne au bistrot celui qui est censé être son père. C'est là qu'il
rencontra l'inévitable copain de régiment. Le monde est petit pour les
clandestins. Quelque soit la façon dont ils se griment et s'attifent, il y a
toujours une vieille connaissance pour leur tomber dessus en rase campagne. Au
bistrot de Forges, le copain de régiment débordait de reconnaissance en évoquant
l'heureuse époque où Raph lui refilait sa ration de tabac. Comme tous les
autres, Raph dut sortir le coup du sosie. "Il parait que nous en avons tous
un..." Et pendant ce temps, Benoît, impassible, esquissant juste un
sourire de sympathie, hochait la tête.
La naissance du bébé de
Micheline, le 1er septembre 1942, fut le grand événement qui ponctua la vie de
la villa "Les Roses". Inutile de dire qu'il fut la cause d'un certain
nombre de problèmes. Au cours de sa grossesse, Micheline
effectua plusieurs séjours chez sa soeur, au Mans; c'est pendant son premier séjour
au Mans, en février 42, que survint la nouvelle de l'arrestation de Raph. Son
éloignement lui aura épargné des angoisses contre-indiquées pour son état,
mais par la suite, elle se trouva écartelée entre les règles de la vie
clandestine et les pulsions impérieuses qui remettent à disposition de la
femelle humaine son arsenal d'instincts nécessaires à la mise au monde d'un
nouveau-né. De fait, pendant la dernière phase de la grossesse, Micheline échappa
totalement au contrôle de Raph. Pour que son départ ne put en aucune façon
tenir de la désertion, elle trouva elle-même sa remplaçante, Jeannette
Mouton, une de ses proches amies, qui assura un intérim de plusieurs mois auprès
de Benoît. Elle se mit ensuite sous la protection d'une autre copine, Jeanne
Ecolan
,
alias Flora. Nous avons déjà rencontré cette dernière, également intégrée
dans le dispositif clandestin, lorsqu'elle hébergeait Henri Raynaud
,
évadé de Chateaubriant. Elle avait réservé à Raph un accueil rien moins que
glacial lorsqu'elle l'avait vu réapparaître alors que tout le monde le savait
arrêté. Jeanne et Micheline vont préparer la naissance selon un plan dont les
grandes lignes étaient peut-être inspirées par l'instinct naturel de l'espèce,
mais qui constituaient un défi aux conditions de survie dans ce monde très
artificiel de la clandestinité. Micheline avait imaginé d'accoucher sous son
vrai nom, dans un quartier qui lui était familier, le quatorzième
arrondissement, où elle avait vécu dans sa jeunesse et qui jouxtait Montrouge
où les Dallidet avaient élu domicile dans les années d'avant-guerre. Il s'en
fallut de peu pour que cette incartade ne tournât à la catastrophe. Le petit
Michel venait tout juste d'être mis au monde quand deux policiers firent
irruption dans la clinique du parc Montsouris et montrèrent à la sage-femme
une lettre anonyme signalant la présence dans la clinique de la femme d'un
communiste connu, Dallidet. Heureusement, la sage-femme couvrit sa cliente, fit
mine de consulter ses registres, et informa les policiers qu'il n'y avait
personne de ce nom-là dans la clinique. Les policiers repartirent chercher des
instructions auprès de leur hiérarchie, et la sage-femme put prévenir
Micheline et organiser une évacuation d'urgence avec Jeanne Ecolan. La mère et
l'enfant séjournèrent un moment dans un studio avenue de la porte de
Versailles et furent ensuite envoyés au Mans. Raph a toujours ignoré qui avait
envoyé la lettre anonyme. La fuite précipitée de la clinique provoqua des séquelles,
une phlébite de tout le coté droit qui nécessita une convalescence de
plusieurs mois avant que Micheline ne rentre à Forges, ayant laissé son bébé
à sa soeur.
Quand le petit Michel eut un an, Raph et Micheline partirent le chercher, en tandem, à Nogent-Le-Rotrou, où quelqu'un de la famille de Micheline avait convoyé le petit. Ce genre de transport nous semble un peu sommaire, mais l'usage du gazogène était proscrit pour de longues distances. Le tandem permettait à Raph de pédaler pour toute la famille. Le petit Michel égaya de sa présence la villa Les Roses quinze jours durant. C'était l'époque où il commençait à marcher, il arracha la première récolte de persil pour l'offrir à sa mère.