Le Journal de guerre de Paul Morand et l'exploitation abusive qu'en fait Laurent Joly ( octobre 2023) |
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Notre controverse avec Laurent Joly Dans l’Histoire d’une falsification1, nous dénoncions la complaisance de certains historiens pour servir dans les médias non pas un discours historique, mais un argumentaire idéologique conforme aux croyances de la majorité médiatique. Il était prévisible que Laurent Joly, notre cible favorite, riposte à nos attaques. Il l’a fait une première fois en mars 2013, sous la forme d’une copieuse note de bas de page dans un livre2 qui n’était qu’une refonte du fameux numéro 212 de la RHSHO3 mais dont l’introduction était profondément remaniée. Joly repart à la charge cet automne avec une copieuse recension de notre livre, 20 pages dans la Revue d’histoire moderne & contemporaine (RHMC)4. Point commun entre les deux critiques, la référence au Journal de Guerre de Paul Morand5, publié chez Gallimard en 2020. L’intention paraît louable : Morand a été membre du cabinet de Pierre Laval de mai 1942 à août 1943. Son journal est donc susceptible d’apporter des informations sur la complicité du gouvernement de Vichy dans les déportations des Juifs de France vers les camps de la mort. Tout au long de la période où il gravite dans l’entourage proche de Laval, Paul Morand consigne, presque quotidiennement, ses réflexions concernant les évènements géopolitiques, note les espoirs et déceptions touchant à sa carrière de diplomate, et recueille les potins, les mots d’esprit et les formules bien senties entendus lors des dîners mondains et des repas professionnels, à la "popote" du "Président". Surprise à la lecture de ce journal, un antisémitisme virulent qui imprègne les centaines de pages et que l’on n’avait jamais imaginé, de la part du brillant et éclectique écrivain. Autre surprise, sa proximité avec le commissaire général aux Questions juives Darquier de Pellepoix . Précisons que le périmètre d’intervention de Morand dans le cabinet Laval ne recouvrait en aucune façon les affaires juives, ce qui n’empêchait pas Morand d’être obsédé par la question juive à l’instar de son ami Darquier. De mai à août 1942, j’ai relevé plus d’une cinquantaine de passages concernant plus ou moins les Juifs. Parmi toutes ces occurrences, Joly en a sélectionné deux, supposées prouver que la culpabilité de Vichy était encore pire ce que l’on avait pu imaginer auparavant. Il y a d’abord ces propos de Laval rapportés le 15 août 1942 « l’alignement du problème juif français sur le problème juif allemand, [...] n’a sur nous que des avantages. » Et puis ceux de Bousquet rapportés le 31 août de la même année « Je les sonne dur pour qu’ils comprennent. J’en ai liquidé treize mille et continuerai jusqu’à ce qu’ils se calment » Ces deux citations, que Joly brandit dans la charge contre notre livre, il les avait déjà servies dans la nouvelle introduction de son livre de mars 2023, et également, dès 2020, dans la recension du Journal de guerre de Morand, écrite pour le Monde6. Le moins que l’on puisse dire sur l’une et l’autre de ces citations, c’est qu’elles sont, pour des raisons différentes, tout à fait problématiques. La citation attribuée à Laval est une vraie falsification. Il est en effet difficile de qualifier « d’ erreur d’inattention » un mensonge répété trois fois sur différents supports. Le journal de Morand, à son entrée du 15 août 1942, ne suggère en effet d’aucune façon que Laval ait pu prononcer les mots que Joly lui prête. Citation complète « Les Hayes Puisque Laval n’a qu’une idée, conserver l’intégrité territoriale (et il a raison), pourquoi s’attacher au régime, forme de société qui ne dure que quelques générations ; pourquoi ne pas s’aligner franchement sur le régime nazi ? Puisque cela fait plaisir à Hitler et que cela captera sa confiance ? D’ailleurs, qu’est-ce que le régime nazi ? L’autarcie économique, nous y gagnerons ; l’absence de problèmes financiers internationaux (or, dans l’Europe future, c’est l’Allemagne qui les réglera pour nous et pour toute l’Europe, face au bloc sterling). Et surtout l’alignement du problème juif français sur le problème juif allemand, ce qui ne nous coûte rien et n’a sur nous que des avantages. Le sol seul compte. » Sans aucune ambiguïté, il s’agit dans ce texte de réflexions personnelles que Morand couche sur le papier. « Les Hayes » est le nom de la propriété que l’auteur possédait en Seine-et-Oise, aux confins de la forêt de Rambouillet. Dans sa recension du Monde, Joly a même précisé que Laval s’exprime « en petit comité ». Ayons l’indulgence d’imaginer que Joly ait pu commettre cette falsification « de bonne foi », beaucoup de potins consignés par Morand sont distillés en petit comité. Mais cette erreur est tellement énorme qu’elle est visible à l’œil nu. Je veux dire par là que la citation est suspecte avant même d’avoir consulté le Journal de guerre, tout simplement parce que pour Pierre Laval, il n’y a pas de «problème juif français ». C’est tout du moins ce que montrait le jeune historien Laurent Joly en 2006, en s’appuyant sur un témoignage de … Paul Morand 7. Ce qui est stupéfiant dans cette histoire, c’est que le Joly des années 2020 n’ait pas vu que cette "citation de Laval" ne tenait pas debout. Non, le journal de guerre de Morand ne révolutionne pas ce que l’on savait de Laval. Il confirme au contraire que Laval, homme bavard, maîtrisait parfaitement bien ses bavardages et ne se confiait jamais au sujet des Juifs en présence d’un Morand qui s’affichait ouvertement comme un copain de Darquier. Concernant les persécutions des Juifs, le journal de Morand est un trou de serrure qui donne malheureusement un aperçu sur ce qui se passe dans la tête de Darquier beaucoup plus que dans celles de Laval ou de Bousquet. Le 25 juin 1942, au moment où Bousquet affronte en première ligne les revendications allemandes d’arrestations de Juifs, Morand est véhiculé par Bousquet de Paris à Vichy en présence du préfet Ingrand, collaborateur de Brinon pour représenter le ministère de l’Intérieur auprès des Allemands. De quoi parle Bousquet pendant les trois heures et demi du trajet Vichy-Paris ? De ses débuts de carrière avec le préfet du Tarn Vidal. Les confidences de Bousquet du 31 août Dans les trois écrits cités (sa recension dans Le Monde du 5 novembre et ses deux attaques contre notre livre), à la suite de la fausse déclaration de Laval "en petit comité", Joly balance, ces propos de Bousquet, sourcés de l’entrée du 31 août du journal de Paul Morand. « Je les sonne dur pour qu’ils comprennent. J’en ai liquidé treize mille et continuerai jusqu’à ce qu’ils se calment » Ces deux citations représentent, selon Joly « l’ensemble des sources et des témoignages de l’époque qui attestent que le le chef du gouvernement et son secrétaire général à la police assument pleinement la politique qu’ils mettent en œuvre.8» Dans le deuxième cas, il s’agit vraiment de propos que Morand attribue à Bousquet, mais Joly leur donne une signification accablante pour Bousquet. Il est évidemment légitime de chercher dans le journal de Morand quelques lumières sur ce qui se passe dans les têtes de Laval et de Bousquet. En faisant la lecture dans ce sens, j’ai beaucoup appris sur l’antisémitisme de Morand, mais pratiquement rien sur celui de Bousquet. Morand fréquentait assidûment le commissaire aux questions juives Darquier de Pellepoix, en conflit ouvert avec Bousquet. Après la rafle du Vel d’Hiv, Bousquet tient résolument Darquier à l’écart de toutes les opérations de rafles négociées avec les SS. En règle générale, Bousquet ne se confie pas à Morand. Le 31 août est l’exception qui confirme la règle. Je cite entièrement cette entrée du 31 août. «Déjeuner à la popote. Bousquet de la police nationale, Guérard, Villar, Bigot. Sur les Juifs : « Je ne les poursuis, dit Bousquet, que comme antigouvernementaux. Je les sonne dur pour qu’ils se calment. J’en ai liquidé treize mille et continuerai jusqu’à ce qu’ils comprennent. Je ne suis pas antisémite. » Je lui demande pourquoi il ne met pas Darquier au courant. - C’est un malhonnête homme. Il me vomit publiquement. Il tripote dans l’aryanisation des biens. S’il veut s’en aller, qu’il s’en aille. Je n’admets pas qu’un Français aille s’en plaindre aux Allemands d’un autre Français. Guérard demande à Villar s’il aimerait mieux être Juif qu’Allemand. Villar hésite et ne répond pas. Le grand Rabbin a écrit à Laval une lettre d’une violence inouïe. Bousquet dit qu’un problème difficile est celui des Juifs alsaciens-lorrains qui, naturellement, démontrent qu’ils sont d’abord des victimes alsaciennes. - Dés qu’on fait une exemption, tous y passent, dit Bousquet. On étudie le cas de Juifs exemptés pour fait de guerre. L’autre guerre, oui, dis-je, parce que ce n’était pas leur guerre, mais dès que leur intérêt s’est conjugué avec l’intérêt national, non. Il ne faut les exempter que quand ils ont prouvé qu’ils étaient français d’abord. Là-dessus, on parle des meilleurs soutiens des Juifs, le clergé : les évêques de Lyon, Montauban, Montpellier. - Gerlier à Lyon est le centre de la Résistance, dit Bousquet. Il est avant tout gaulliste. J’ai fait interdire la lettre pastorale de l’évêque de Montauban. Quarante pour cent du clergé s’est incliné, quarante pour cent a passé outre, vingt pour cent l’ont marmottée très vite à la messe de six heures du matin. Les Juifs alimentent le denier de Saint-Pierre. - Il faut embêter le haut clergé en refusant les subventions gouvernementales aux écoles libres, dit Bousquet. - Oui, réponds-je, il faut frapper les puissances spirituelles à la caisse » Dans cette discussion à bâtons rompus du 31 août, les points concernant la « lettre du grand Rabbin », les exemptions et l’épiscopat catholique peuvent être décryptés assez facilement d’un point de vue historique9 : Il y a beaucoup de choses que Morand ignore, et Bousquet se garde bien de donner toutes les informations qu’il a. Par exemple, Morand semble ignorer le contenu de la lettre qui n’émane pas du grand Rabbin, mais du Consistoire. Ce que Morand qualifie de « violence inouie », c’est que des Juifs se posent en victimes et protestent énergiquement. Morand ignore également ce qui a provoqué la hargne de Bousquet vis-à-vis du haut-clergé. Ce ne sont pas les lettres pastorales de Mgr Saliège et de Mgr Théas, mais le bras de fer qui oppose à Lyon le préfet de région Angeli et Mgr Gerlier à la suite de l’exfiltration de plusieurs dizaines d’enfants du centre de rétention de Vénissieux. Quelque soit le sujet, les exemptions ou la mise au pas du haut-clergé, Morand apparaît toujours dans la surenchère. C’est peut-être dans le contexte d’un désaccord permanent avec Morand qu’il faut interpréter la petite phrase de Bousquet « Je ne suis pas antisémite», mais ce n’est qu’une supposition. En fait, l’ensemble de ce premier paragraphe est sibyllin, comme un certain nombre de passages de ce journal de guerre. On doit donc s’abstenir de lui donner une signification qui ne peut être qu’arbitraire. Le terme « Liquider » pose problème. C’est un hapax. Il est hasardeux de décréter qu’il désigne les arrestations de Juifs étrangers, d’autant que ces dernières se chiffrent, au 31 août, à près de trente mille et non treize mille. On sait que depuis le 15 juillet, Morand connaît ces ordres de grandeur. Wieviorka ne tombe pas dans le panneau Tout au long de l’occupation, Paul Morand ne voyait que ce qu’il voulait bien croire, relevant avec enthousiasme en juillet-août 1942 chaque avancée de Rommel vers Alexandrie, mais lorsque le vent tourna à partir d’octobre avec la seconde bataille d’El Alamein et le retour en force des Britanniques , Morand reste germanophile et optimiste. Il jubile en prédisant que la collaboration avait un boulevard devant elle parce que les Allemands allaient avoir vraiment besoin d’une alliance et qu’en Europe continentale, une alliance Allemagne-France ne pouvait être vaincue. Avec le même aveuglement, Laurent Joly ne veut voir dans le journal de Morand que ce qui l’intéresse, c’est-à-dire des pièces à conviction qui prouvent que les hommes de Vichy étaient bien pires que tout ce qu’on avait imaginé jusque là. Olivier Wieviorka qui a fait pour le quotidien Libération une recension du Journal de guerre note très justement « Attaché au cabinet du Président, le diplomate rêvait sans doute de le conseiller sur les affaires du monde ; l'écrivain ambitionnait tout aussi vraisemblablement de devenir sa plume. En vain. Laval pratique l'exercice solitaire du pouvoir et s'en remet rarement à ses conseillers pour définir sa ligne. De sorte que l'auteur de l'Homme pressé a plutôt été l'observateur du microcosme dans lequel il évoluait qu'un scribe expliquant, au fil des jours, les ressorts d'une politique sur laquelle il pèse peu. »10 Comme pour Laurent Joly, mais un jour avant lui, l’attention d’Olivier Wieviorka a été retenue par l’entrée du 15 août et cette remarque terrifiante « l’alignement du problème juif français sur le problème juif allemand, [...] n’a sur nous que des avantages. » Mais Wieviorka attribue – de façon correcte - cette remarque à Morand et non à Laval. Trois ans plus tard, Joly reste enferré dans son erreur, il tient à ce que ce soit Laval qui veuille aligner le règlement du problème juif sur le modèle allemand
1Jean-Marc Berlière, Emmanuel de Chambost et René Fiévet, Histoire d’une falsification, Vichy et la Shoah dans l’Histoire officielle et le discours commémoratif, L’Artilleur, 2023 2Laurent Joly dir., La France et La Shoah: Vichy, l'occupant, les victimes, l'opinion , Calmann-Lévy, mars 2023 3Voir sur ce site Laurent Joly, une certaine idée de la science, 4Laurent Joly, Anatomie d’une falsification historique. Lecture d’un récent pamphlet sur Vichy et la Shoah dans l’Histoire officielle et le discours commémoratif, Paris, L’Artilleur, 2023 dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2023/3 (n°72), pp.151-171 5Paul Morand, Journal de guerre, Londres-Paris-Vichy, 1939-1943, avec annotations de Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2020 6Laurent Joly, le « Journal de guerre » de Paul Morand, un témoignage capital sur le rôle de Vichy dans l’extermination des Juifs, Le Monde, 5 novembre 2020. 7Laurent Joly, Vichy dans la solution finale, Histoire du Commissariat général aux Questions juives, Grasset, 2006, p.701. 8Laurent Joly, Anatomie d’une falsification historique, article cité. 9Bénédicte Vergez-Chaignon a fourni un travail considérable pour identifier les centaines de personnes mentionnées dans ce journal de guerre. Malheureusement, lorsqu’il s’agit des persécutions des Juifs, l’appareil critique est, pour le moins insuffisant. Ainsi, en ce qui concerne cette entrée du 31 août, elle associe le problème des exemptions aux rafles de Juifs étrangers, alors qu’il s’agit des exemptions concernant les Juifs français (dérogations en rapport avec le statut des Juifs). Concernant la hargne de Bousquet vis-à-vis du haut clergé, elle ne signale pas que le principal grief de Bousquet est l’affaire de l’exfiltration des enfants du camp de Vénissieux qui provoqua un bras de fer entre Mgr Gerlier et le préfet de Région Angeli … Et pour interpréter les 13000 liquidés, elle ne semble avoir sous la main que la centaine de pages qui concernent la France dans La Destuction des Juifs d’Europe de Hilberg. 10Olivier Wieviorka, Paul Morand dans le labo des collabos, Libération, 4 novembre 2020
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