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CLAUDE BURDIN Enfant de Lépin et père de la turbine (Création 8 décembre 2020 modifié le19 juillet 2021) Voir aussi Les Palaffittes du lac d'Aiguebelette |
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Peu de temps après avoir mis en ligne ce texte en décembre 2020, j’ai pris connaissance de la publication de François Vermale, Le retour de l’émigré, dans Annales révolutionnaires, T. 7, No. 2 (Mars-Avril 1914), pp. 149-164 (16 pages). Cette publication, qui concerne Benoît Burdin, père de Claude et ses relations avec mon ancêtre Louis Perrin, confirme la plupart des extrapolations que j’avais jugé bon de faire en décembre 2020, mais diffère, sur certains points, des écrits du même François Vermale en 1912, sur lesquels je m’étais basé. Cette version de juillet 2021 est absolument identique à celle de décembre 2020 à l’exception de certains ajouts, signalés comme tels sur le mode [2021 : je rajoute que …].
Nul ne s’étonnera de ne pas trouver d’équivalent du mot turbine dans l’hébreu ancien. Par contre, en hébreu moderne, on emploie le mot טורבינת qui se transcrit phonétiquement tu:ʀbi:nħ, sans qu’il soit clair si ce mot a été emprunté au yiddish terbeyn ou tout simplement à l’anglais international turbine. On ne s’étonnera pas que l’italien, tout comme le castillan ou le catalan parle de turbina. Pour le russe, ce sera турбина qui, pour un occidental a la même prononciation que le turbina des voisins Polonais. En Hindi, ce sera टरबाइन qui se prononce approximativement tarabain proche du ಟರ್ಬೈನ್ (tarbain) utilisé par les habitants de la région de Mysore qui parlent le kannada. Il est vrai que les habitants du sous-continent indien, pionnier on l’oublie souvent dans le domaine de l’hydroélectricité, eurent à se familiariser avec ce mot dés la fin du 19e siècle. Lorsque les coréens utilisent le hangeul traditionnel, ils écrivent 터빈 qui prend un air de famille, transcrit en hangeul romanisé teobin (tʌbin, en phonétique internationale). Turbiini en finnois, turbine en swahili, turbin en javanais, la liste est longue de toutes les langues répandues sur la planète qui ont adopté le vocable imaginé par le Lépinois Claude Burdin (1788-1867) pour désigner un dispositif rotatif convertissant l’énergie interne d’un fluide en énergie mécanique au moyen d’aubes disposées sur un arbre tournant à grande vitesse.
Quand les ingénieurs nippons de Tepco installent au pied d'un barrage des turbines Mitsubishi, ils présument que le mot タービン vient de l'Occident parce qu’il se prononce taabin, mais ils ignorent dans leur très grande majorité que c’est un Lépinois qui a trouvé ce nom-là. On ne peut leur en vouloir.
Mais qu’à Lépin, il n’y ait aucune artère, aucune esplanade, aucune salle communale, aucune école qui honore l’enfant du pays dont la renommée s’étend sur la planète entière, au point que bien peu de Lépinois connaissent l’existence même voilà qui est bien désolant1. Il ne faut malheureusement pas compter sur les communes voisines pour sauver l’honneur. La Maison du Lac, récemment érigée par la communauté de communes du bassin versant du lac ignore l’initiateur de la turbine tout autant que l’usine hydroélectrique de La Bridoire.
La
rue Claude Burdin à Clermont-Ferrand
Merci à Google street |
Sur les traces de Claude Burdin
J’ai découvert l’existence de Claude Burdin sur internet, un peu par hasard en 2015. A cette époque, je travaillais à reconstituer un certain nombre d’histoires qui jalonnaient l’implantation de ma famille à Lépin2. Parmi mes ancêtres, Louis Perrin, comte de Lépin, conclut un accord avec son fermier Benoit Burdin pour que ce dernier rachète tous ses biens confisqués au titre de la loi sur les émigrés. C’est une histoire compliquée qui aboutit à un procès Perrin-Burdin en 1812. Sur le site des annales des Mines, revue savante publiée depuis 1994, figurait la notice d’un certain Claude Burdin, né à Lépin en 1788, élève de l’École Polytechnique et de l’École des Mines de Paris, puis professeur de mathématiques à l’université de Clermont-Ferrand et à l’école des mineurs de Saint-Étienne. L’un de ses élèves, Benoit Fourneyron reprit ses travaux sur les turbines et développa les premières turbines industrielles3.
Je trouvai un Claude Burdin sur les registres paroissiaux de Lépin, né du mariage de Benoit Burdin et Thérèse Roybet. Il était alors impossible d’établir avec certitude que Benoit, père du polytechnicien était le même que le fermier de Louis Perrin, qui apparaissait dans les régistres marié à Françoise Noël Lardin.
Comment un petit gars de Lépin, issu d’une famille originaire d’Oncin pouvait-il devenir polytechnicien. Je brodais un conte de fées où un curé de campagne aurait repéré parmi ses ouailles un petit prodige à qui il aurait donné les moyens de faire les études. Ce n’était qu’une hypothèse, bien sûr, mais je conservais des velléités de populariser Claude Burdin dans son village natal et de faire le jour sur cette trajectoire atypique.
C’est ainsi que je rencontrai Franck Charpine, descendant de l’oncle de Claude Burdin, Claude François Roybet (1749-1831), féru de généalogie, qui apporta au puzzle quelques pièces manquantes : Benoit Burdin, le père de Claude est bien le fermier de Louis Bonaventure Perrin avec qui il fut en procès. Dans la famille de Thérèse Roybet, la mère de Claude, on trouve d’autres fermiers ainsi que des notaires. Il s’agit d’une classe sociale bien identifiée par le grand historien de la Savoie du 18e siècle, Jean Nicolas. Lettrée et assez fortunée pour se hisser nettement au-dessus de la masse des laboureurs et des journaliers. Fini le conte de fées, l’ascension sociale de Claude Burdin devient moins improbable. Elle reste cependant exceptionnelle, tous les fils de notaires et de fermiers n’étaient pas admis à Polytechnique.
Le grand-père de Claude, Philibert Roybet (1722-1780) était fermier du marquis Barthelemy Costa de Beauregard à Gerbaix, une commune à une quinzaine de kilomètres de Lépin, au-delà de Novalaise. Le marquis Costa de Beauregard était le plus gros propriétaire de la commune. Bien que d’immigration génoise relativement récente, les Costa représentent le dessus du panier de la noblesse savoyarde. Barthélémy Costa (1726-1797) était un agronome et naturaliste reconnu au-delà des frontières de la Savoie4.
Aînée de quatre ans de Philibert, Jeanne-Marie, épousa Joseph Perrety qui signera en 1750 avec le marquis Jacques-Honoré de Piolenc (1742-1800) un bail de fermage pour le domaine de Rochefort. Le marquis de Piolenc était également comte de Montbel depuis le mariage du père de Jacques Honoré avec Jeanne des Champs de Chaumont. En fait, les marquis de Piolenc qui avaient des fonctions héréditaires importantes au parlement de Grenoble et résidaient à Nances quand ils étaient en Savoie laissaient à leur fermier le château de Rochefort qui entrera dans l’histoire des relations franco-savoyardes le 11 mai 1755 lorsque le régiment français La Morlière viola la frontière d’un état souverain en franchissant le Guiers par une nuit sans lune et s’empara de Mandrin hébergé au château non sans avoir mis à sac le château et tous les environs. Ultérieurement, la diplomatie dédommagea les époux Perrety. Nous n’insisterons pas sur les rumeurs qui faisaient de Jeanne Perrety la maîtresse de Mandrin5.
Jacques, frère cadet de Philibert devint curé de Gerbaix au moment où son neveu Claude-françois, frère de Thérèse était notaire.
Bien établie à Gerbaix, la famille Roybet avait également des attaches avec la paroisse d’Oncin, limitrophe de Lépin d’où était native Anne, la femme de Philibert et Joseph Bovagnet, le mari d’une autre sœur de Philibert. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si Thérèse épousa Benoit Burdin, né à Lépin, mais dont la famille était originaire d’Oncin.
Avant-pays savoyard
1000 ans d'histoire de la Savoie |
En fait, Thérèse épousa d’abord, en première noces un certain Jacques Chapelle, dont elle eut deux enfants, mais qui décéda à l’âge de 30 ans. Ce n’est qu’en deuxième noces qu’elle épousa Benoit Burdin qui devint fermier de la famille Perrin, gros propriétaires à Lépin, Dullin et Attignat-Oncin. Le frère aîné de Claude, Jean-François, devint par la suite notaire, établi à Lépin.
Joseph Perrin avait reçu ses patentes de noblesse en 1749, la seigneurie de Lépin fut érigée en comté, mais il faudra attendre 1824 pour que le petit-fils de Joseph porte officiellement le titre de comte de Lépin. Nous verrons bientôt comment la trajectoire de Benoit Burdin et de sa famille sera étroitement liée à celle des Perrin.
Fils d’un père fermier à Lépin et d’une mère dont la famille de Gerbaix présente un père, un oncle, un frère exerçant la profession de fermier ou de notaire, et également, frère d’un notaire, Claude Burdin appartient très clairement à une classe sociale très prégnante dans le paysage savoyard du 18e siècle que Jean Nicolas décrit ainsi:
Jean Nicolas
… très souvent, le tabellion est en même temps hommes d’affaires ou fermier du seigneur. Notaire, il était tout désigné pour prendre en main l’exploitation des rentes, des droits et des biens fonciers dont la gestion exigeait autant de talent juridique que de compétences en matière agricole6. La paysannerie était ainsi soumise à la pression accentuée de la rente et du fisc, et plus encore à celle de la seigneurie… localement, tous les leviers de l’autorité étaient de fait ou de droit entre les mains d’une élite rurale de propriétaires, praticiens, notaires rustiques, collecteurs et fermiers que la plus petite aisance suffisait à distinguer de la masse des cultivateurs pauvres et des miséreux...Leurs biens, leur entregent et leurs responsabilités leur conféraient une autorité manifeste. L’usage de l’écriture et le bilinguisme confirmaient leur ascendant sur une masse rurale illettrée en majorité et généralement incapable de s’exprimer autrement qu’en patois. |
[2021 : la publication de Vermale, 1914, ne nous apporte guère de renseignements sur la famille de Benoît Burdin, sinon que son père Nicolas avait été pendant 30 ans domestique et homme de confiance du sénateur Charles Perrin, père de Louis. Benoit avit sans doute reçu une certaine instruction, mais aucune richesse, puisque Vermale note « Benoît Burdin n'avait eu de son père que 2 journaux de bois , (60 ares environ) sur la commune de Lépin. En 1790 et 1791, il fut saisi et exproprié pour deux dettes une de 50 livres et l'autre de 100 livres. L’huissier qui procéda à la saisie ne trouva chez lui qu'un mauvais fusil et une vieille marmite. »]
Les informations généalogiques sont normalement accessibles à tous. Les archives départementales ont mis en ligne tous les registres paroissiaux qui leur ont été versées. C’est un progrès considérable mais il n’est pas facile que ça de reconstituer la fratrie de Claude Burdin. Les embûches sont nombreuses, à commencer par la lecture des copies de ces documents manuscrits, source de multiples confusions orthographiques. Par ailleurs, malgré tout leur professionnalisme bureaucratique et leur bonne volonté, les curés ne sont pas des ordinateurs, ils font des erreurs qu’ils corrigent comme il peuvent, par exemple, en rajoutant sur une page vierge de l’année 1799 des informations de l’année 1797 qu’ils avaient noté sur une feuille volante, faute de registres à disposition. Selon les curés, les époques, on trouvera rassemblés dans le même registre à la fois les baptèmes, les mariages et les décès des paroisses de Lépin, Saint-Alban de Montbel et Aiguebelette, ou au contraire, les baptêmes de Lépin dans un registre unique etc.... Claude Burdin est né à Lépin, mais ses frères du premier lit de son père Benoît sont nés à Dullin. On ne finit par s’approcher de la vérité généalogique qu’en tirant parti des travaux de plusieurs généalogistes qui ont le bon goût de mettre en ligne les résultats de leur recherches. Ceci ne dispense pas de faire les vérifications dans les documents source. C’est ainsi, en allant consulter plusieurs arbres généalogiques en ligne8, on arrive à recenser 5 frères et sœurs directs de Claude Burdin, auxquels il faut en ajouter 3 issus du premier lit de sa mère et 9 du deuxième lit de son père. Sans doute un certain nombre sont-ils morts en bas âge, mais pas tant que ça. La fratrie de Claude Burdin, issue de plusieurs lits, élevée par Benoit Burdin, est incontestablement exceptionnellement nombreuse.
Le 5 mai 1798, lorsqu’elle met au monde le petit qui sera baptisé Claude, Thérèse Burdin née Roybet, 36 ans a déjà eu 6 enfants dont les trois premiers sont issus d’une précédente union avec Jacques Chapelle. L’aîné, Pierre Chapelle a seize ans de plus que le petit Claude. Claudine est morte sans avoir bouclé sa première année, et Benoit, 11 ans, vit sans doute avec la nouvelle famille que Thérèse a constituée autour de Benoit Burdin après le décès de son premier mari Jacques à l’age de 30 ans, huit ans après son mariage. Pierre aura une nombreuse descendance majoritairement restée sur l’actuelle la commune d’Attignat-Oncin. Nous n’avons pas d’indication sur sa profession.
Les trois premiers fils de Benoît et Thérèse Burdin, Jean-François, Nicolas et Joseph sont âgés de 7 ans, 4 ans et 2 ans. Après Claude, Thérèse accouchera d’un petit François et une petite Françoise et décédera le 6 décembre 1795 moins d’un an après la naissance de cette dernière. Après avoir résidé à Dullin, la famille Burdin a déménagé à Lépin avant la naissance de Claude. Peut-être cette installation à Lépin a-t-elle un rapport avec la fonction de fermier de la famille Perrin qui est celle de Benoît en 1792. Après 1792, la situation devient plus compliquée, comme on peut le lire ci-dessous. L’ascension sociale de Benoit va bon train.
Revenons à Claude qui n’a que 7 ans au décès de sa mère. Il sera vraisemblablement élevé par sa belle-mère Françoise Noël-Lardin, la deuxième femme de Benoit qui donnera à Claude 4 petits demi-frères et 5 petites demi-sœurs. Le dernier fils Étienne naîtra en 1817. A cette date-là, Claude, entré à Polytechnique dix ans plus tôt, aura évidemment quitté la maison paternelle depuis longtemps.
Supposons qu’il soit entré à 11 ans à l’école centrale de Chambéry, ancêtre du lycée Vaugelas, installé dans les locaux d’un ancien collège jésuite. Il aurait effectué ses études primaires à Lépin ou alentour, dans une école de village qu’on appelait régence ou à la maison, avec un précepteur. Cela n’est pas très clair. Il est probable que ces années-là, la maison familiale ait été le château Perrin, nous allons voir pourquoi.
Le château Perrin vers 1860
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Il est avéré que les quatre premiers fils de Thérèse, Claude et ses trois frères ainés ont fait des études, ce qui implique que la famille Burdin disposait d’un certaine aisance financière pour financer ces études. L’aîné, Jean-François, qui devint notaire a dû faire son apprentissage chez un praticien. Jean Nicolas évoque des frais de pension annuels de trois cents ou quatre cents livres9, ce qui est l’ordre de grandeur des revenus notariaux d’un petit notaire. En fait, le notaire dégageait généralement d’autres revenus par des activités annexes10 et l’apprenti notaire pouvait réduire ses frais de pension en effectuant des prestations de précepteur ou travailler quelques années chez son maître.
L’école centrale de Chambéry ou le lycée de Grenoble que fréquentera Claude pour préparer Polytechnique sont normalement payants et les frais de pension sont, bien entendus, à la charge des familles. La relative aisance de Benoît est une condition nécessaire, mais il a aussi fallu une forte détermination de sa part pour que ses enfants fassent des études. Inutile d’ajouter qu’il a aussi fallu que les enfants soient motivés et présentent un minimum d’aptitude.
De son père Joseph, le sénateur Charles Perrin (1727-1792) avait hérité d’une grande propriété sise à Lépin, comprenant à la fois un certain nombre de terres agricoles, un site aménagé pour ériger une demeure de prestige, et une fabrique de tuiles. En bonne voie vers le titre de Comte de Lépin, il paracheva l’œuvre de ses ancêtres en faisant construire ce qu’on appellera le « château Perrin ».
Charles décéda le 26 octobre 1792, laissant deux héritiers, ses fils Louis et Frédéric, âgés respectivement de 24 et 22 ans. Benoit Burdin est à ce moment le fermier des propriétés Perrin, il a 35 ans. Nous ne savons pas depuis combien d’années il exerce cette charge et nous ne savons pas non plus quel était le fermier des Perrin avant Benoit Burdin. Il faut dire que Lépin et la région du lac d’Aiguebelette était à cette époque une campagne perdue très enclavée. Toute la vie mondaine des Perrin se déroulait de l’autre côté de la montagne de l’Épine. Jeanne-Marie du Marest, la jeune épouse du sénateur Charles ne venait d’ailleurs jamais à Lépin. Par contre, il semble que les deux garçons, Louis et Frédéric aient fréquenté Lépin plus assidûment, si bien que le fermier était pour le jeune fils de famille comme un grand frère, tout comme le fils de famille était un grand-frère pour les enfants du fermier.
A ce stade, il est indispensable de replacer les relations privées entre les familles Perrin et Burdin dans le contexte historique du premier rattachement de la Savoie à la France et de la Révolution française.
Pour les lecteurs qui ne sont pas très férus de l’Histoire de la Savoie, il faut commencer par dire que la Savoie ne devint définitivement française qu’en 1860, mais qu’avant cette date, elle avait déjà été rattachée à la France entre 1792 et 1815. Le Piémont-Savoie auquel avait été rajouté le Royaume de Sardaigne était un État tout à fait indépendant, dont le souverain descendant des comtes de Savoie avait établi sa capitale à Turin mais entre la France et la Savoie, francophone et à l'ouest des Alpes, les personnes et les idées circulaient plus aisément qu'entre Chambéry et Turin. La suppression des droits féodaux était sans doute plus avancée en Savoie qu'en France, encore qu’à Lépin les droits féodaux ne furent supprimés tardivement qu’en 179011. Ajoutons que le roi Victor-Amédée III n'était pas particulièrement impopulaire mais le gouvernement Sarde, incarné en Savoie par des fonctionnaires piémontais attirait les railleries et les récriminations. Des libelles circulaient, opposant les Savoyards français à leurs « tyrans » du Piémont12.
A Paris, tout comme leurs homologues belges ou suisses, des immigrés savoyards projetaient de rentrer chez eux triomphalement sous le drapeau révolutionnaire. Le 20 avril 1792, sur proposition du roi Louis XVI, l'assemblée législative déclara la guerre à l'Autriche, et se retrouva de fait en conflit avec l'ensemble des monarchies européennes. Victor-Amédée III s'en tint à une position de neutralité. Mais en septembre 1792, les événements se précipitèrent : deux jours après la bataille de Valmy, l'assemblée législative vota l'abolition de la monarchie. Entre temps, dans la nuit du 21 au 22 septembre, 20000 Français sous le commandement de Montesquiou envahirent la Savoie. Parmi les troupes françaises, une compagnie composée de savoyards, « la légion des Allobroges ». On peut se risquer à dire qu'il s'agissait d'une sorte d'une sorte d’Anschluss. L'armée sarde, ne combattit point et se retira sur la crête des Alpes. Une partie des notables et du peuple accueillit avec enthousiasme l'armée de Montesquiou. Un club Jacobin fut créé à Chambéry, la Convention envoya quatre commissaires qui mirent sur pied l'élection d'une Assemblée des Communes. Cette assemblée vota la suppression des droits de la Maison de Savoie et de la noblesse ainsi que la confiscation des biens du Clergé et des émigrés. Il s'agissait de la simple réplique de décrets votés pour la France avant l'annexion de la Savoie. Le 27 novembre, la Convention proclama l'annexion de la Savoie à la France.
Louis Perrin, âgé de 24 ans était, tout comme son frère cadet Frédéric, sous-lieutenant au régiment de Maurienne, dans l'armée sarde qui, nous l’avons vu, ne se battit que très mollement face à l'invasion française. C’est dans ce contexte politico-militaire tumultueux que Charles, le père des deux jeunes officiers, décéda à Chambéry à l'âge de 65 ans le 26 octobre 1792. Déserteur ou bénéficiant d’une permission, ce n’est pas très clair, on retrouve Louis Perrin à Lépin le 21 juin 1793 où il donne procuration générale à son fermier Benoît Burdin. Ce dernier n’est pas seulement son fermier, il est également devenu maire de Lépin peu de temps après la convocation d’une sorte d’assemblée générale des citoyens le 14 octobre13.
Benoit Perrin est donc à la fois l’homme de confiance des Perrin et en première ligne pour mettre en application la législation sur les émigrés. Cette succession d’évènements ne trouble probablement pas la vie du jeune Claude, cinq ans, mais ce premier rattachement de la Savoie à la France sera déterminante pour la carrière du petit Lépinois. Sans l’annexion, pas d’entrée à Polytechnique, et le monde entier aurait du trouver un autre nom pour désigner les turbines.
A la séance du 20 ventôse de l’an II (10/03/1794), le conseil général de la commune de Lépin dénonça des accords passés entre Charles Perrin et la commune les 28 août et 14 septembre 1780 ; concernant la délimitation des propriétés Perrin de celles de la commune. Il fut également décidé de vendre aux enchères, à la bougie, les biens dépendant de la cure 14.
Le jour suivant, 21 ventôse, le conseil de Lépin décida d’inventorier les biens des frères Perrin émigrés. Le même jour, il était décidé que le citoyen Burdin, maire, ferait conduire à Pont-de-Beauvoisin les 4 cloches de l’église, pesant environ neuf quintaux, suivant l’arrêté du représentant de la Convention Albitte, surnommé le Robespierre savoyard. Il avait fait mettre en place à Chambéry une guillotine qui ne servit pas, mais de fait, Louis Perrin avait quelques bonnes raisons d'avoir peur pour sa tête et en tous cas pour sa liberté.
En juin 1793, après sa visite à Lépin, il s’était rendu à Lyon pour voir sa mère Anne du Marest, veuve Perrin, qui y était internée depuis le mois d’avril sur ordre du représentant Dubois-Crancé en avril 1793, pour correspondance suspecte, avec cette mention du comité révolutionnaire « Fière, hautaine, elle a fui le 22 septembre 1792, on ignore ses opinions politiques ». La veuve Perrin fut libérée, tout comme les 109 nobles détenus dans le district de Chambéry, mais les deux frères Perrin rejoignirent l’armée sarde de l’autre côté des Alpes.
La vente des biens des émigrés fut organisée après la vente des biens du clergé. Du point de vue de la trésorerie de l’État, il s'agissait évidemment de la même logique : récupérer des « biens nationaux » pour garantir les assignats qui étaient en Savoie comme dans toute la France, la monnaie avec laquelle l'intendance française payait ses débiteurs, par exemple les fournisseurs de l'armée française en Savoie. Dans la pratique, les biens nationaux étaient les seuls biens que l'on pouvaient acheter avec des assignats.
Dans les cantons de Pont-de-Beauvoisin et de Novalaise, la vente des biens des émigrés se déroula le 15 thermidor An IV (2 août 1796). Les acquéreurs étaient en majorité des notables chambériens Deux mois avant, La veuve Perrin avait débarqué à Lépin accompagnée des cousins Charles Revillod et de Pierre-Marie de l'Hôpital. Ils avaient rencontré Benoit Burdin pour lui proposer de soumissionner les biens Perrin et mettait à disposition les 50000 livres de sa dot dont elle disposait depuis la mort de son mari pour réaliser l'opération. Burdin se rendit à Genève pour prendre livraison de la somme auprès d'un prête-nom qui, le jour même, revendit à Louis Perrin la reconnaissance de dette. La bataille de Mondovi avait eu lieu 4 mois avant, le 26 avril 1796. Cette victoire de Bonaparte sur l’armée sarde avait permis de faire signer au roi Victor-Amédée III le traité de paix de Paris en vertu duquel Nice et la Savoie étaient officiellement transférés à la France. Deux ans plus tard, en 1798, le roi devait quitter le Piémont pour laisser s'installer une République piémontaise, satellite de la France. Cette bataille de Mondovi avait coûté la vie au cadet des Perrin, Frédéric. Louis, qui restait l’héritier unique, avait été démobilisé et résidait à Turin. Pour maintenir de bonnes relations avec Burdin, il institua le fils Burdin, Jean-François, alors âgé de 15 ans, héritier universel15.
A la vente du 15 thermidor an IV, un certain nombre de biens confisqués à l’émigré Perrin situés sur les communes de Saint-Alban, Lépin et Dullin, furent proposés aux enchères et le citoyen Burdin les récupéra tous en mettant sur la table 128178 livres mis à disposition par Dame Perrin et dont 50000 avaient transité par un prête-nom à Genève et auquel il versait une rente symbolique de 100 livres par an.
Dans l’immédiat, Benoit Burdin était officiellement propriétaire de tous les biens confisqués aux Perrin dans le canton de Pont-de-Beauvoisin. Il s’installa au Château et perçut les revenus se ses propriétés. Officiellement, il avait contracté une dette pour pouvoir acquérir les biens Perrin, ceux de Lépin, mais aussi une ferme à Saint-Alban de Montbel, un moulin à Dullin et un terrain à Oncin. Il devint un homme d’affaires incontournable dans le canton jouant un rôle de pivot dans une série de transactions entre paysans lépinois pour effectuer les remembrements de l'époque : il acquiert quelques arpents ici, il revend un bâtiment là, plus de 15 transactions pendant les dix années qui ont suivi l'acquisition. Il fait souvent équipe avec Pierre-Marie de l'Hôpital, le cousin des Perrin, qui semble s'être rallié à la révolution dés septembre 179216. Ce dernier lui prête souvent de l'argent pour réaliser ses opérations.
En 1796, quand la famille Burdin, 6 enfants sans compter les enfants Chapelle qui sont déjà grands, emménage dans ce qui n’est pas vraiment un château, mais, disons, une gentilhommière, elle est endeuillée par le décès récent de la mère de famille, Thérèse. Benoit s’est remarié et sa nouvelle épouse Françoise lui donnera 9 enfants à partir de 1797. Claude a 8 ans, mais il ne profitera de la nouvelle demeure de son père que pendant les vacances, car l’aisance de l’homme qui monte dans le canton de Pont-de-Beauvoisin est suffisante pour payer de bonnes études à ses quatre fils. En gros, il tire de l’ancien domaine Perrin les mêmes revenus que quand il était fermier, mais il ne reverse plus de loyer au propriétaire et qui devait se situer, selon les normes de l’époque autour de 5 % de la valeur du bien. Les 100 livres d’intérêts qu’il verse pour le prêt de 50000 livres ne représentent que 0,2 % du capital.
[2021 : François Vermale dans sa publication de 1914 présente le père de Benoit Burdin comme homme de confiance et non comme fermier, mais il note comme je j’ai fait dans les lignes ci-dessus, que pendant quelques années, les revenus que Benoît Burdin peut tirer de sa situation, sont exceptionnels, et que ces revenus lui permettent de faire faire à ses enfants issus de son premier lits des études coûteuses qui leur permettront d’accéder chacun à une bonne situation]
Mais la vie de château de la famille Burdin devra bientôt cesser, car après l'instauration de la République piémontaise et le coup d'état du 18 Brumaire qui porte au pouvoir Napoléon, l'heure n'est plus à la chasse aux émigrés, mais plutôt à la réconciliation nationale, et Louis Perrin est autorisé à rentrer à Chambéry en 180017.
En novembre 1802, Perrin et Burdin se rendirent chez le notaire Frandin de Pont-de-Beauvoisin pour régulariser la situation. Perrin rachète à Burdin l'ensemble des biens en libérant la dette que ce dernier avait, de fait, contracté à son égard. Les choses sont un peu plus compliquées, car Burdin avait beaucoup vendu. Perrin menace de faire casser ces ventes au prétexte que les biens étaient hypothéqués, mais finalement, négocie au cas par cas avec chacun des propriétaires.
La famille Burdin réintégra alors la maison que Benoit avait gardée en bas de Lépin chef-lieu. Les affaires Burdin commencèrent à mal tourner. Il avait vendu un certain nombre de biens Perrin sans dire qu’ils étaient hypothéqués. En 1807, l’année où Claude rentra à Polytechnique, pour mettre quelques biens à l’abri, son père fit en faveur de son fils Jean-François une donation préciputaire du quart de ses immeubles. Deux ans après, il fut contraint de réemprunter 11850 francs à Perrin et à l’Hôpital, mais l’heure n’était plus à la bonne entente, Les deux familles s’étaient efforcées de maintenir aussi longtemps que possible l’image trompeuse de relations idylliques. Jenny, que Louis avait épousée en 1804 avait été choisie comme marraine de la cinquième fille du ménage Benoit-Françoise née en 1809 et que l’on baptisera par conséquent Jeannette. L’année suivante, cela n’empêchera pas Perrin devenu commandant de la garde nationale de Chambéry, de refuser de renouveler le bail de fermage. Voici la version, sans doute partisane, de cet épisode que l’on retrouve dans un mémoire d’avocat18 :
D'après Vermale, 1912Voilà cet homme débonnaire entièrement dépouillé. Il lui restait encore les moyens de vivre sur le bénéfice du bail à ferme des domaines de Lépin où il pouvait subsister avec ses nombreux enfants. Mais M. Perrin lui faisait avaler continuellement la coupe d'amertume, il le traitait avec toute la dureté d'un maître dur et insensible sur son esclave, il le chagrinait par tous les moyens imaginables ; il ne l'appelait plus son père, comme il lui écrivait avant l'amnistie, mais il l'abreuvait d'outrages et d'avanies ; enfin, il lui signifia de sortir de ses biens car le bail à ferme passé pour 6 ans lors de la vente de brumaire an 11 (1802) était expiré en 1809. |
Un kilomètre à vol d’oiseau sépare les deux sites où Claude Burdin a passé son enfance : Sur le cadastre de 1907, Le lieudit « Chez Burdin » et le château Perrin devenu le Château de Lépin. |
[2021 : Dans sa publication de 1914, Vermale revoit à la hausse la bienveillance de Louis Perrin vis-à-vis de Benoît Burdin : « En cette occurrence douloureuse pour Burdin, Louis Perrin. appréciant qu'il n'était plus capable de gérer comme fermier le domaine de Lépin qu'il avait à bail depuis 1804, refusa de lui renouveler son bail (juin 1809). Ne voulant pas cependant que Benoît Burdin tombât dans la misère, le baron d'Athenaz lui concéda gratuitement pendant sa vie la jouissance d'une parcelle de terre qu'il avait payée au rachat 12000 livres. Benoît Burdin, à partir de ce moment, se brouilla avec Louis Perrin et lui voua une terrible haine de paysan. Il lui reprocha de l'avoir spolié. Les rapports qui avaient été si affectueux jusque là se tendirent à tel point que Benoît Burdin assigna le baron d'Alhenaz par devant le Tribunal civil de Chambéry… Le fils aîné de Benoît Burdin, qui était notaire, essaya de dissuader son père et lui conseilla toujours de ne pas persister dans une pareille instance. Les lettres qu'il adresse à cette époque, soit à Louis Perrin, soit à M. de l'Hôpital sont des plus intéressantes et nous renseignent admirablement sur la psychologie de Benoît Burdin. Cette psychologie est encore celle de beaucoup de plaideurs savoisiens du XXe siècle. L'ancien fermier du baron d'Athenaz sait qu'il se ruinera en plaidant, qu'importe ! Il plaidera jusqu'à son dernier sou! … Louis Perrin avait été violemment froissé par le procès à lui intenté. Cependant sa colère ne tourna pas en rancune. Deux ans plus tard, il transforma en donation définitive la donation d'usufruit qu'il avait faite à Benoît Burdin en 1809. »
Louis Perrin effectue également une donation aux enfants Burdin du second lit « (vu que ceux du premier lit sont déjà tous élevés et lui ont beaucoup coûté) » ]
En 1811, lorsque son père, dépouillé de tous les attributs de son éphémère notabilité, joua sa dernière carte en intentant un procès à Perrin, Claude Burdin débutait à Liège une carrière de professeur de mécanique qui se poursuivit à l’école des mineurs de Saint-Étienne et à l’université de Clermont-Ferrand. Inutile de préciser que la mécanique enseignée par le jeune polytechnicien comportait beaucoup de mathématiques.
Il avait passé avec succès le concours de l’école polytechnique à Grenoble en 1807, classé à la 107e place 19. Créée par la convention en 1794 à l’instigation de savants ralliés aux idées nouvelles comme Gaspard Monge et Lazare Carnot, elle offrait aux élèves de condition modeste des conditions très avantageuses comme des frais de route pour se rendre à Paris et un salaire annuel de 900 francs.. Malheureusement pour Claude, en 1804, Napoléon décida de reprendre en main des élèves souvent indisciplinés en donnant à l’école un statut militaire. Plus grave, il écrivit au directeur de l’éole « qu’il est dangereux de donner une scolarité avancée à ds gens qui ne sont pas issus de familles riches » et il met donc fin à la gratuité des études. Les bourses furent supprimées et les frais de scolarité furent fixés à 1000 francs20. Encore un coup dur pour Benoit qui n’en pouvait plus de rembourser ses dettes et qui perdra son emploi en 1809.
Claude est âgé de 19 ans lorsqu’il réussit le concours. Dans sa promotion, certains élèves issus des couches les plus élevés de la bourgeoisie n’ont que 16 ou 17 ans, comme Alexis Petit, futur physicien ou Jean-Baptiste Vaillant qui deviendra ministre de la Guerre sous Napoléon III. En dépit de son handicap social, il remontera à la 42e place pour le classement de sortie. Ironie de l’histoire, c’est à Peisey-Nancroix, près de Moutiers, en Savoie qu’il fait son école d’application. Le fait est peu connu, à la suite de la création de l’École Polytechnique, un certain nombre d’écoles déjà existantes devinrent des écoles d’application de Polytechnique. Le 23 pluviose an X (1802), un décret supprima l’école des Mines de Paris pour la remplacer par deux écoles pratiques, à Geislautern et à Peisey ; mais en fait, l’école de Geislautern ne fut jamais mise en service, et jusqu’en 1814, ce qu’on appela l’École pratique des mines du Mont-Blanc fut la seule école des mines de France. L’idée était de mettre à profit une mine de plomb exploitée depuis 1745, mais en fait, la mine était abandonnée depuis dix ans, et l’école proprement dite fut installée dans la vallée, dans le grand séminaire de Moutiers21.
Au même titre que
Claude, les trois autres fils Burdin de Thérèse Roybet purent
bénéficier des années fastes de leur père et faire des études :
Jean-François devint notaire et exerça à Lépin. Nicolas fit des
études de médecine et exerça aux Échelles et à Chambéry, et
Joseph, le géomètre-mesureur s’installa à Lépin et fit des
notamment prestations pour le comte Louis Perrin.
Le 14 octobre 1822,
Claude Burdin, professeur à l’École des mineurs de Saint-Etienne envoya
un mémoire à l’Académie des sciences : Des turbines hydrauliques ou
machines rotatoires à grande vitesse. Il convient de préciser tout de
suite que l’énergie hydroélectrique qui sera grande consommatrice de
turbines ne commencera à se développer qu’une cinquantaine d’années
plus tard.
Dans les années 1820, le courant électrique n’est encore produit qu’en
laboratoire. C’est l’époque où Ampère étudie quel est l’effet du
courant sur une boussole placée à proximité du fil conducteur. Lorsque
Burdin présente son mémoire à l’Académie, l’énergie hydraulique est
exploitée dans des moulins qui ont atteint un haut niveau de
sophistication et de fiabilité. Leur origine remonte au 4e siècle avant
notre ère, dans l’empire perse. L’histoire des techniques hydrauliques
n’est pas l’objet de mon petit travail, elle a été traitée par des
auteurs plus compétents que moi22.
J.
de La Lande CC BY-SA 4.0
|
Moulin à papier 18e siècle
Beaucoup de moulins à eau furent utilisés à autre chose qu’à moudre le grain, par exemple, ce moulin à papier à la Grand’Rive, en Auvergne, basé sur une roue à aube, à axe horizontal. Au début du 18e siècle, c'était la manufacture de papier la plus importante de France. |
Les moulins de Bazacle
(Planche de l'Encyclopédie du 18e siècle)
|
Au début de la
révolution industrielle en Grande-Bretagne, l'eau était la principale
source d'énergie pour de nouvelles inventions telles que le water frame
de Richard Arkwright, un métier à tisser actionné par énergie
hydraulique. Bien que l'utilisation de l'énergie hydraulique ait cédé
la place à l'énergie vapeur dans de nombreux moulins et usines, elle
était encore utilisée au cours des XVIIIe et XIXe siècles pour de
nombreux usages, telles que l'entraînement des soufflets dans les
petits hauts fourneaux.
Dans le paragraphe
précédent, je n’ai pas hésité à parler de « l’ énergie hydraulique » et
de son exploitation depuis des temps très reculés. En fait, tout comme
monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les meuniers,
qu’ils soient perses ou toulousains exploitaient l’énergie des cours
d’eau sans utiliser le mot et sans en avoir dégager le concept. Cela
reste encore un peu vrai au début du 19e siècle : l’énergie n’est pas
une grandeur physique clairement reconnue, mais les physiciens s’en
approchent de très près. Depuis 1687 avec la publication des
Philosphiae Naturalis Principia Mathematica de Newton et
l’explicitation du concept de Forces vives par Leibniz, il aura fallu
un siècle de lente maturation et de controverses menées par une série
de mathématiciens , d’ingénieurs et de philosophes pour que l’on puisse
raisonner en ces termes : Pour mieux exploiter l’énergie d’un cours
d’eau, il faut améliorer le rendement du moulin. En physique, pour
qu’une idée nouvelle soit reconnue comme une évidence, il faut qu’elle
soit corroborée par une observation expérimentale. La méthodologie et
les instruments pour mesurer le rendement d’un moulin ne seront pas
disponibles avant le début du 19e siècle.
Il n’est pas question de refaire ici toute l’histoire de la physique au
18e siècle. Nous allons juste parcourir quelques jalons : L’émergence
de la mécanique de fluides, d’abord. En 1757, le mathématicien suisse
Euler officiant à l’Académie royale de Berlin publie en français ses
Principes généraux du mouvement des fluides23, belle
mise en œuvre du calcul différentiel pour appliquer aux fluides les
lois de la mécanique newtonienne. Des trois équations connues sous le
nom d’équations d’Euler, seules les deux premières qui expriment la
conservation de la masse et celles de la quantité de mouvement, sont
vraiment contenues dans les Principes généraux. On ne s’étonnera pas de
ne pas y voir celle qui exprime la conservation de l’énergie.
Première équation d'Euler
La première équation d’Euler qui exprime la conservation de la masse est tout à fait intuitive : Dans l’écoulement d’un fluide en régime stationnaire, si, par suite, par exemple de l’évasement d’un conduit, la vitesse selon l’axe principale se réduit, la vitesse selon les autres composantes doit s’accroître. Les petits lépinois de maternelle moyenne section du 20e siècle écrivaient |
Mathématicien de haute volée, Leonhard Euler n’était pas un expérimentateur. Frédéric II disait de lui, méchamment inspiré par un Voltaire, jamais avare de vacheries à l’égard des savants :généraux du mouvement des fluides
Je voulais avoir un jet d'eau dans mon jardin : Euler a calculé la force des roues nécessaire afin d'élever l'eau jusqu'à un réservoir, d'où elle doit redescendre à travers des canaux, pour enfin sortir de la fontaine. Mon moulin a été réalisé géométriquement mais ne peut pas élever une goutte d'eau à moins de cinquante pas du réservoir. Vanité des vanités ! Vanité de la géométrie |
Par
chance, Burdin ne connaissait pas les équations de Navier-Stokes et il
s’intéressa au moteur hydraulique avant la publication du mémoire de
Navier de 1823. Sans la viscosité, les choses étaient plus simples.
La chance de Claude Burdin est d’avoir été au bon endroit (à l’école
des mineurs) au bon moment (au cœur de la révolution industrielle,
lorsque la théorie de la mécanique des fluides était mature). Son
mérite est d’avoir su œuvrer avec constance et détermination jusqu’à
l’accouchement de turbines opérationnelles, durant les quinze années
qui séparent les idées générales de 1815 sur les machines en mouvement
jusqu’au passage de flambeau à son élève Benoit Tourneyron qui
installera des turbines sur de nombreux sites industriels.
En mai 1815, lorsqu’est publié le premier mémoire de Burdin dans Le
Journal des Mines, Napoléon est revenu à Paris mais n’a pas encore
livré la bataille de Waterloo. Le premier traité de Paris imposé par
les Alliés en 1814 laissait la partie Ouest de la Savoie à la France,
mais après la défaite de Napoléon, le deuxième traité de Paris signé en
novembre 1815 restituera la Savoie à Victor-Emmanuel 1er. Burdin optera
pour la nationalité française en 1817. c’est donc dans un contexte
politique très mouvementé qu’il publie Considérations générales sur les
machines en mouvement 24 qui n’est rien d’autre qu’un manifeste scientifique en faveur du moteur.
Après une introduction que l’on peut qualifier sinon de verbeuse du moins de littéraire 25
Claude Burdin, Annales des Mines, 1815Quelles sommes immenses seraient gagnées annuellement par la France, si on découvrait un nouveau moteur, moins dispendieux, qui pût remplacer les chevaux dans les machines de transport et les voitures ; ou si on découvrait un perfectionnement dans ces machines de transport qui pût économiser la dépense du moteur […] … En rattachant ainsi la mécanique à l'économie politique, on montre le véritable point de vue sous lequel cette science doit être cultivée et envisagée; on voit déjà qu'il ne s'agit pas tant dans cette science d'établir des calculs profonds, des formules savantes sur des forces hypothétiques, ni d'inventer des machines ingénieuses, seulement par la combinaison de leurs parties , que de bien étudier les lois des forces que la nature nous présente en combinant le calcul avec l'expérience de les mesurer exactement et de parvenir à les approprier à nos usages le plus convenablement, le plus utilement et le plus économiquement possible. |
On a appelé effet le produit de la résistance vaincue en général par l'espace parcouru en sens contraire de son action ; un poids élevé à une certaine hauteur, un corps flottant traîné à une certaine distance, un piston qui parcourt plusieurs courses dans une machine soufflante, etc. sont autant d'effets produits. |
De cette équation, Tournaire, auteur en 1874 d’une notice biographique de Burdin écrira 26
Tournaire 1874Là se trouve exposé pour la première fois, d'une manière générale et claire, le principe qui est devenu la base de toute théorie des machines, à savoir que la demi-somme des forces vives acquises ou perdues pendant une période quelconque du mouvement est égale à la différence positive ou négative de l'effet moteur et de l'effet résistant (nous disons aujourd'hui le travail), en comprenant dans ce dernier l'effet des résistances passives telles que le frottement. |
Tournaire note toutefois que pour arriver à ce beau résultat l'auteur n'a eu qu'à reprendre la démonstration du théorème que l'on enseignait sous le nom de principe général de la conservation des forces vives, lequel théorème remonte quand même à Leibniz en1687.
En fait, Burdin se situe dans le cadre des Principes fondamentaux de l’équilibre et du mouvement, dont une première édition avait été publiée par Lazare Carnot27 en 1782 et et une une deuxième édition révisée était sortie 1802. Il est vrai que l’ « organisateur de la victoire », en prenant ses distances avec Napoléon retrouvait un peu de temps à donner à la science. Burdin se réfère explicitement au § 283 des principes fondamentaux :
Lazare Carnot, 1802Une observation générale qui résulte de tout ce qui vient d'être dit, c'est que cette espèce de quantité, à laquelle j'ai donné le nom de moment d'activité, joue un très-grand rôle dans la théorie des machines en mouvement : car c'est en général cette quantité qu'il faut économiser le plus qu'il est possible, pour tirer d'un agent tout l'effet dont il est capable. |
Dans le mémoire de 1815, certains passages laissent entendre que la suite que l’auteur promet en guise de conclusion pourrait bien traiter de l’optimisation des roues à augets29 qui sont, rappelons-le une évolution des roues à aubes où les aubes sont remplacés par des compartiments cloisonnés qui empêchent les pertes de liquide vers l’axe.
Claude Burdin, Annales des Mines, 1815Il n'en faut pas davantage pour conclure déjà que les roues à augets peuvent utiliser entièrement une chute en remplissant cependant les conditions que nous allons voir ci-après......Voilà la véritable raison pour laquelle les roues à augets doivent avoir une petite vitesse pour que l'eau motrice n'emporte pas de force vive en gardant la vitesse de la roue ; il résulte aussi de là que les machines de va et vient doivent ralentir et éteindre leur vitesse à l'extrémité de leur course, etc.30 |
Pourtant, Burdin va délaisser les roues à augets pour porter son intérêt vers ses fameuses turbines sur lesquelles porteront son mémoire de 1822. Comme le rapporte Jules Guillemin, auteur en 1867 d’une courte biographie de Fourneyron, à cette époque, les seules roues en usage pour les grands moteurs étaient toujours des roues à augets ou des roues à palettes31.
Guillemin, 1867
Quelques petits tourniquets ou petites roues horizontales de faible puissance existaient bien dans les pays méridionaux de France en Espagne et en Italie. Ces roues simples et primitives, pas plus que celles que de récents essais avait tenté d'améliorer, ne paraissaient pas mériter l'attention des professeurs, et M. le baron Ch. Dupin, dans sa neuvième leçon du cours professé au Conservatoire des arts et métiers disait: « Après la critique des roues horizontales, les roues verticales seules sont celles dont nous nous occuperons exclusivement.» |
Le 14 octobre 1822, Burdin présenta à l’Académie des Sciences un mémoire intitulé Des turbines hydrauliques ou machines rotatoires à grande vitesse. C’est dans ce mémoire qu’il utilise pour la première fois le néologisme de « Turbine » qui désigne ce que l’on appelait avant roues horizontales par opposition aux roues verticales, à aubes ou à augets. en fait les roues dont l’axe est dans la direction. Deux ans plus tard, les deux rapporteurs, un certain Pierre Girard et Gaspard de Prony concluaient ainsi leur rapport34
Académie des Sciences (Girard et de Prony) 1824
Le Mémoire dont nous venons de rendre compte annonce que son auteur est parfaitement au courant de la science qu’il est chargé de professer à l’École de Saint-Étienne. C’est aux ingénieurs instruits et qui se trouvent placés comme lui dans des circonstances favorables, qu’il appartient de faire servir les principes de la mécanique rationnelle au perfectionnement des procédés industriels, et de prouver les avantages de la théorie par les applications utiles qu’ils sont capables d’en faire à la pratique. Nous pensons que M.Burdin mérite les encouragements de l’Académie, qu’il doit être invité à continuer ses recherches, et notamment à multiplier les expériences sur les roues hydrauliques toutes les fois qu’il en trouvera l’occasion |
Académie des Sciences (Girard et de Prony) 1824
Le Mémoire de M.Burdin a pour objet d’apprendre à construire les turbines hydrauliques, de telle sorte qu’elles reçoivent, sous les deux conditions que nous venons d’énoncer, l’action du fluide qui les met en mouvement. On se formera l’idée la plus simple de ces roues., si, concevant deux portions de surfaces cylindriques concentriques, renfermées entre deux bases perpendiculaires à leur axe commun, l’on suppose l’espace ou couronne circulaire compris entre les deux surfaces cylindriques, divisé par un certain nombre de cloisons ou de palettes égales dont la surface à double courbure est engendrée par un certaine loi. |
- Il ne doit pas y avoir de choc initial de l’eau sur les palettes.
- A la sortie de la turbine, la vitesse de l’eau doit être nulle.
Dans
son mémoire, Burdin relatait également l’expérimentation qu’il avait
menée dans une aiguiserie de la manufacture d'armes de Saint-Étienne,
sous les yeux d'une commission désignée par la Société d'agriculture et
de commerce siégeant en cette ville et dont faisait partie Beaunier,
directeur de l’école des mineurs. Les résultats avaient été
prometteurs, mais restaient trop imprécis pour être vraiment
convaincants.
Turbine de Burdin installée à Pont-Gibaud Fig 49 du Traité théorique des moteurs hydraulique, Armengaud, 1858, p.270 « L’eau motrice était amenée par un réservoir clos A, d’où elle s’échappait par plusieurs orifices injecteurs b, inclinés en sens contraire des couloirs a, et disposés vis-à-vis de leur voie circulaire. L’angle formé par l’inclinaison des injecteurs et le premier élément concave des couloirs était un peu plus grand que 90° … ...La turbine dépensant seulement 94 litres d’eau par seconde faisait autant de travail que l’ancien moteur avec 280 litres sous la même chute, d’où son rendement était à peu près triple ...» |
L’année qui suivit la présentation du rapport, en 1823, Burdin s’associa avec l’un de ses anciens élèves Benoit Fourneyron pour développer une turbine industrielle. En fait, il ne s’agissait pas vraiment d’une association, mais plutôt d’un pacte de collaboration daté du 2 février, aux termes duquel Burdin fournissait à Fourneyron les calculs et les plans d’une nouvelle roue hydraulique qui devait être installée par Fourneyron au moulin du Pont, en Haute-Saône. Fourneyron ne devait rien divulguer de cette roue ni en construire de semblables sans la permission de Burdin qui de son côté s’engageait à prendre un brevet et à engager Fourneyron comme collaborateur de façon à ce que ce dernier puisse empocher un bénéfice net d’au moins 3000 francs 37.
Fils d’un géomètre de Saint-Étienne, Benoit Fourneyron était rentré en 1817 à la toute nouvelle école des mineurs de Saint-Étienne, par dérogation, car il n’avait pas les 15 ans révolus exigés par le règlement. C’était un surdoué qui avait toujours été premier partout. C’est donc à la première place qu’il sortit de l’école des mineurs deux ans après y être rentré et avoir bénéficié de l’enseignement de Claude Burdin. Il se révéla particulièrement efficace sur le terrain. Il n’avait pas encore 17 ans lorsqu’il fut affecté aux mines du Creusot, et après diverses missions à Saint-Bel , dans le département du Rhône, dans le bassin d’Alès, à Saint-Étienne , il fut engagé par la Compagnie fermière des forges détenue par la famille Pourtalès, à Pont-sur l’Ognon, près de Villersexel en Haute-Saône 38.
Le pacte avait sans doute été passé de bonne foi des deux côtés. En tous cas, la première turbine que Fourneyron fit construire était assurément celle que Burdin avait calculée et dessinée, mais Fourneyron avait quand même décidé, tout seul de son côté, d’en réduire les dimensions, et puis, les échanges devinrent moins fréquents, en fait chacun des deux partenaires avait envie de suivre son propre cheminement avec les inévitables échecs, les va-et-vient inhérents à ce genre d’aventures, Pour Burdin, le chemin aboutit en 1827 à l’installation et le test d’une turbine à Pontgibaud, dans le Puits de-Dôme. Quant à Fourneyron, il écrivit à Burdin, en avril 1827, qu’il était revenu à la première turbine de 1823, et qu’il avait obtenu de superbes rendements39. Les moyens de test avaient été suffisamment innovants – un frein de Prony - pour que Fourneyron soit primé, en même temps que Prony par la Société industrielle de Mulhouse. Après les tests, le prototype resta en service pour faire tourner un atelier qui comprenait une scierie, un tour et une forte meule40.
C’est à cette date que Burdin et Fourneyron décidèrent, d’un commun accord, de régulariser la situation et de mettre officiellement un terme à leur pacte. Très loyalement, en 1827, Fourneyron informa Burdin de ses intentions : publications des essais dans les Annales des Mines et candidature pour le prix de la Société d’encouragement qui offrait 6000 francs à qui installerait une turbine innovante sur un site industriel. Burdin répondit « dans le temps, nous avions fait une espèce de projet de travailler ensemble à ces machines ; notre engagement est un peu suranné, maintenant ... » Fourneyron accepta sans problème la rupture du pacte tout en faisant remarquer qu’il était, de fait, délié de ses engagement, puisque de son côté, son ancien maître avait publié des recherches théoriques et expérimentales. Le 10 juin, Burdin termina les échanges épistolaires par une requête : « Je vous serais bien obligé, si vous n’y voyez rien de contraire à vos intérêts, de dire que vous avez suivi mes cours à Saint-Étienne, et que c’est par la suite de la connaissance que vous avez eu l’occasion de faire avec moi, que vous vous êtes lancé dans ces expériences »41.
Pour la petite histoire, Fourneyron remporta la prime de 6000 francs, ce qui était logique puisqu’il avait effectivement installer une turbine innovante sur un site industriel, mais Burdin reçut en guise de lot de consolation, une médaille d’or et 2000 francs. Il était clair que le maître et l’élève avaient fait des choix différents. Non pas des choix techniques, mais des choix de carrièree : Burdin avait choisi la carrière universitaire et il se désintéressa de la turbine après 1833. Fourneyron visait la réussite industrielle. Après 1827, et le succès du prototype de Pont-sur-L’Ognon, pendant quelques années, il peina à percer mais finalement, il gagna la confiance des frères Caron en installant une turbine de 37 kW pour faire marcher le soufflet d’un haut-fourneau dans les Vosges et une autre dans une forge de la même région. Fourneyron déposa un brevet en 1932. C’était le bon moment. En 1843, soit quatre années avant l’expiration du brevet, Fourneyron avait déjà équipé 129 usines. Pour satisfaire à la demande, il avait fait construire un atelier de fabrication à Chambon-Feugerolles, dans la Haute-Loire. Typiquement, ses turbines fournissaient 50 kilowatts avec un rendement de 80 %. Les capacités des turbines à tirer parti de la hauteur de chute furent démontrées aux filatures de Saint-Blaise, dans la Forêt noire, où Fourneyron équipa deux chutes d’eau de 108 mètres et 114 mètres pour une puissance de 45 kW, avec un diamètre extérieur de 55 cm42.
La turbine devenait donc opérationnelle pour la production électrique ... avec quarante ans d’avance.
On peut rendre compte du saut technologique réalisé par Burdin et Fourneyron en indiquant les rendements des turbines testées par l’un et l’autre : Plus de 67 % alors que jusqu’alors les rendements des roues hydrauliques ne dépassaient pas 30 %. La supériorité des turbines Fourneyron tenait à leur fiabilité, bien sûr, mais aussi à l’adjonction d’un système de vannes modératrices permettant de régler à volonté et pendant la marche même les ouvertures des buses d'injection, organe nécessaire pour que l'appareil se prête, sans perdre beaucoup de son effet utile, aux variations souvent très-grandes du volume de l'eau motrice43.
Turbine de Fourneyron
Deutsch Museum, Munich Photo Ordercrazy, public domain |
Claude Burdin n’avait pas effectué le dépôt de brevet prévu dans son pacte de 1823 avec Fourneyron. Peut-être estimait-il avoir tout divulgué dans son mémoire à l’Académie des Sciences dont à ce jour, je n’ai pas pu voir la moindre copie, pas plus que ses deux autres mémoires publiés respectivement en 1828 et 1833 dans les Annales des Mines. Après ses années turbine, il voulait passer à autre chose. Dans la base des brevets du 19e siècle de l’INPI, on trouve la trace d’un brevet déposé en 1830 d’une Nouvelle machine à vapeur locomotive sur les routes ordinaires, dont le va et vient du piston se trouve transformé en mouvement progressif et alternatif, à l'aide de plans plus ou moins inclinés, suivant la pente du chemin à parcourir. On ne va pas rentrer dans les détails. Juste une figure du brevet, pur se faire une idée.
Un brevet de 1853, Machines rotatives, à grandes vitesses et à réactions multiples, destinées à utiliser le travail moteur qui est susceptible de produire tout fluide élastique, tel que vapeur d'eau, air comprimé ou dilaté fut déposé avec Guillaume Tournaire, le père de Louis-Marcellin Tournaire qui écrivit la nécrologie de Claude Burdin44 en dressant le panorama de tous les sujets que Burdin a abordés au cours de sa carrière. Après les années turbine, les machines à air chaud ont constitué la dominante des notes envoyées à l’académie des sciences, mais il s’est également intéressé à la navigation sous-marine, la direction des ballons.
Comme on s’y attend également, le nécrologue s’étend sur les qualités morales de son sujet :
«Ceux qui l'ont connu ont aimé en lui, avec l'originalité de son esprit, la modestie et la simplicité de ses mœurs et la sincérité absolue de son caractère, qui le rendait incapable de dissimuler le moindre de ses sentiments. Il accueillait avec le plus grand empressement toute personne qui venait l'entretenir d'une manière compétente de science ou de machines. Mais pour les jeunes gens surtout sa bienveillance ne connaissait pas de bornes, et il montrait à les conseiller et à les aider un zèle touchant qui jamais ne s'est lassé.»
S’il faut répondre à la question « qui a inventé la turbine », je répondrai que Burdin et Fourneyron sont indissociables : Sans Fourneyron, Burdin n’aurait sans doute pas pu mettre en service des turbines vraiment opérationnelles pour l’industrie, mais Burdin a aussi produit des prototypes sans le concours de Fourneyron et la turbine de Pont-sur-l’Ognon qui permit à Fourneyron de percer était tellement proche de celle que Burdin avait dessinée qu’on ne saurait faire de Burdin un simple précurseur.
J’ajouterais
que Navier peut être considéré comme l’inspirateur de Burdin et
j’ajouterai enfin que si aucun des trois hommes n’avaient existé,
la turbine serait quand même apparue, mais un peu plus tard. En
1840, seulement 8 ans après le dépôt du brevet Fourneyron, un
certain Fontaine, constructeur-mécanicien de Chartres prenait
lui-aussi un brevet de turbine. Sans entrer dans les détails du
procès intenté par Fourneyron, il semble bien que Fontaine soit
arrivé au dessin de de sa turbine de façon purement empirique sans
avoir eu connaissance des travaux de Burdin et Fourneyron.
Pendant
cinquante ans, de 1830 à 1880, l’énergie hydraulique se développe sans
aucun objectif de produire de l’électricité. En France, il faut
attendre 1882, neuf ans après la mort de Burdin pour qu’une usine, la
papeterie de l’industriel grenoblois Aristide Bergès, soit alimentée
par l’électricité produite avec de l’énergie hydraulique. Il utilisait
une conduite forcée de 500 mètres de dénivelée et une turbine,
évidement. Mais jusqu’à l’évènement de l’électricité, les turbines
coexistèrent avec les roues à aubes ou à augets qui firent, elles aussi
des progrès spectaculaires grâce à l’utilisation de la fonte et du fer
qui permettait de profiler les aubes ou les augets et de moderniser les
arbres45.
Jean-Victor
Poncelet, un polytechnicien de la même promotion que Burdin, effectua
tout comme son camarade, des calculs sur le courbure des aubes des
roues verticales et parvint à en améliorer le rendement, à décoller
significativement des 30 % qui était jusque là l’ordre de grandeur
moyen. Au tournant du 20e siècle, on comptaient par dizaines de
milliers ces roues verticales, en fer, d’une grande perfection
technique, dont la puissance unitaire pouvait atteindre quelques
dizaines de kilowatts. La roue de Sagebien, ci-dessous, est l’une des
descendantes de la roue de Poncelet
Les principales faiblesses des roues verticales, qui concoururent à la
victoire finale des turbines était leur difficultés de fonctionnement
lorsque le niveau d’eau en aval était trop bas et leur inadaptation aux
chutes très hautes.
Avant l’électricité, l’énergie était distribuée dans les usines par des
moyens uniquement mécaniques : arbres et courroie, comme on le voit
ci-dessous dans l’usine textile des Boolt Mills à Lowell dans le
Massachussetts
Les Harmony Mills construites en 1871 à Cohoes, encore dans le Massachussetts, sont représentatives de l’état de l’art final de cette technique46
Installation d’une turbine de 750 MW au barrage de Grand Coulee Dam, sur le rivière Columbia, dans l’état de Washington. Vers 1966…. … Et en 2020, le logo d’EDF est une turbine
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J’aurai aimé intituler ce chapitre « Le retour de Burdin à Lépin », mais les choses ne se sont pas passées tout à fait comme cela. C’est à Clermont-Ferrand qu’il décéda en 1873, 25 ans après avoir pris officiellement sa retraite. Une retraite de scientifique pendant laquelle il continue à publier abondamment, et même à recevoir des crédits pour réaliser certains de ses projets.
De sa vie privée, nous n’en savons que ce que son nécrologue a écrit47 :
Il a eu la fortune d'associer sa vie à celle d'une compagne en qui il a trouvé un grand dévouement de cœur et les conseils d'une droite intelligence. Ils ont cherché dans deux adoptions successives les joies et les sollicitudes de la paternité, que la nature ne leur avait pas accordées, mais qui étaient un besoin de leurs âmes affectueuses. La mort, à leur grande douleur, avait promptement brisé la première. La seconde a été plus heureuse, et le neveu élevé par eux porte dignement le nom qu'ils lui ont transmis.
De la compagne et épouse, Marie-Constance-Iphigénie Pially, nous n’en savos pas plus que sa naissance à Paris en 1799, d’un inspecteur des contributions directes48.
Naturalisé français et titulaire de la légion d’honneur, il ne fut pas oublié par son pays d’origine qui l’honora en 1867 de l’ordre de Saint-Maurice et Lazare, équivalent sarde de la légion d’honneur. Lui-même retournait souvent au pays, si l’on en croit le testament49 de son frère aîné Jean-François, le notaire alors agé de 56 ans :
Ce testament de 1837 instituait les nièces de Jean-François, filles de sa demi sœur Élisabeth, comme ses héritières universelles.
Testament Jean-François Burdin, 1837Je lègue particulièrement à mon frère Claude Burdin, chevalier de la légion d’honneur et ingénieur en chef du corps royal des mines de France, l’usage de ma maison et de mon jardin et de tout mon mobilier pour lui servir chaque fois qu’il viendra visiter son pays natal et je le prie de m’excuser si je ne l’ai pas institué mon héritier, parce que j’ai pensé qu’il n’avait pas besoin de ma succession et qu’au contraire il avantagera ses deux nièces sus-nommées aux quelles je recommande expressément de prendre le conseil et le consentement de leur dit oncle ingénieur en chef des Mines pour tous les actes importants de leur vie et principalement pour leur mariage. |
Heureusement, Jean-François ne décéda qu’en 1853 et put recevoir lui-même son frère. Quatre années après le testament de 1837, Élisabeth accoucha d’un garçon, Achille, qui fut adopté par son oncle Claude50. On ne sait pas quelle forme pratique revêtit cette adoption, mais on imagine donc Claude revenir régulièrement à Lépin, sans doute en été et visiter certains membres de sa nombreuse famille, peut-être pas tous, car le testament laisse percer les signes d’une brouille familiale : « J’exclus de ma succession tous mes autres collatéraux » conclue sèchement le testament. Claude avait apparemment des liens cordiaux avec sa demi-sœur Elisabeth puisque lui et son épouse furent choisies comme parrain et marraine de la fille aînée d’Elisabeth. Achille prit le double nom de Flandin-Burdin et devint « inspecteur des forêts »51.
« Chez Burdin » en 2020 |
On sait que Jean-François a été en procès avec son demi-frère Antoine. La donation préciputaire dont a bénéficié Jean-François n’est peut-être pas étrangère à la brouille. Des clans avaient du se former au sein de la tribu. Aucun des quatre frères du premier lit de Benoit, ceux qui firent de brillantes études, n’eut de descendance. Nicolas, le médecin légua sa fortune à la ville de Chambéry et on retrouve dans les journaux de l’époque un prix Nicolas Burdin attribué aux personnes méritantes de la ville52.
Lorsque Benoit Burdin décéda en 1825, il laissait une veuve en situation difficile avec au moins 5 enfants de moins de vingt ans. Deux des filles, Jeannette et Françoise entrèrent au service de la famille Perrin53. Quant à Antoine, il n’eut pas de postérité non plus. Il est connu dans l’état-civil comme cultivateur et se maria à l’âge de 58 ans avec une fille d’Aiguebelette qui avait dépassé la quarantaine.
Que reste-t-il de la famille Burdin à Lépin ?
Il nous reste des bribes d’une présence Burdin à Lépin, sans qu’il soit possible de rattacher ces individus à la généalogie très précise autour de 1800, établie par les généalogistes dont nous avons parlé. Gérard Bellemin signale une Jeanine Burdin, institutrice en 1850. Il s’agit peut-être de Jeannette, fille de Benoit née en 1808. Il signale également une madame Vachet née Burdin qui lègue par testament en 1870, sa fortune à Lépin pour l’aider à fonder une école de petites filles pauvres54. Avant 1912, le maire de Lépin, nommé Flandin, se présentait comme un descendant de Benoit Burdin55. Il est fait état, enfin d’une Madame Burdin, âgée qui habitait Le Prieuré, près de l’Église dans le courant des années 194056.
1 Gérard Bellemin , rendons-lui hommage, a quand même consacré tout un long paragraphe à notre héro dans l’article Lépin du magnifique 1000 ans d’histoire de la Savoie, Avant-pays savoyard, publié en 2015 chez Neva-édition.
2Marie et Emmanuel de Chambost, Les Chambost à Lépin, 200 ans d’histoire de famille, 2016
3Annales des Mines http://annales.org/archives/x/burdin.html
4Joseph Alexis Barthélémy Costa de Beauregard , essai sur l' amélioration de l'agriculture dans les pays montueux et en particulier dans la Savoy , ed Gorin, Chambéry, 1774
5Funck-Brentano, Corinne Townley
6Jean Nicolas, La Savoie au 18e siècle , 2 tomes, Maloine, 1978,, p.75
7Jean Nicolas, op.cit. p.530
8Notamment Franck Charpine https://www.geneanet.org/profil/franthisy et Denise Chapelle https://gw.geneanet.org/dcombeschapelle
9Jean Nicolas, op.cit. p.391
10Jean Nicolas, op.cit. p.318
11Gérard Bellemin, Lépin-le-lac, dans 1000 ans d’histoire de la Savoie Avant-pays savoyard, 2015
12Henri Ménabréa, Histoire de la Savoie, imprimeries réunies de Chambéry, 1ere édition 1933
13Compte-rendus du conseil général de la commune de Lépin pendant la Révolution, saisis par Perlette de Chambost dans les années 1980, probablement à l’occasion du bi-centenaire..
14Procés-verbaux des assemblées municipales de la commune de Lépin (1793-1797), saisis et dactylographiés par Perlette de Chambost.
15François Vermale, La vente des biens nationaux dans le district de Chambéry, 1912, p. 76-80
16Cardinal Alexis Billiet, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique du diocèse de Chambéry, 1865, p.30
17Irène Nouailhac, Marie-Anne Pirez, Les Perrin, Archives et Cultures, 1994, p.180-181.
18Vermale, op.cit. p.79 Le mémoire d’avocat a été écrit dans le cadre d’un procès entre les frères Jean-François et Antoine Burdin en 1817..
19Archives en ligne de l’école polytechnique https://bibli-aleph.polytechnique.fr/F/
20Terry Shinn, L’École polytechnique, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1980
21Ivan Cadenne et Patrick Givelet, L’École des Mines de Peisey-Nancroix en Savoie (1812-1814) dans Le Monde alpin et rhodanien, revue régionale d’ethnologie, 1996, 24-2-4
22Pierre-Louis Viollet, Histoire de l’énergie hydraulique, Moulins, pompes, roues et turbines de l’Antiquité au XXe siècle, Presses de l'école nationale des Ponts et Chaussées, 2006
23On peut consulter en ligne une copie de l’édition originale des Principes généraux du mouvement des fluides d’Euler https://scholarlycommons.pacific.edu/euler-works/226/
24Claude Burdin Considérations générales sur les machines en mouvement, Journal des mines, mai 1815
25Burdin, article cité, p.321
26M.Tournaire, Notice sur les travaux de M.Burdin, dans Annales des Mines, 7e série, volume 15, 1874
27Lazare Carnot, dit le Grand Carnot, à ne pas confondre avec son fils Sadi à qui l’on doit les principes de la thermodynamique.
28Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, Paris, Bachelier, 1824.
29Les roues à augets sont une évolution des roues à aubes où les aubes sont remplacés par des compartiments cloisonnés qui empêchent les pertes de liquide vers l’axe.
30Burdin 1815, p.332 et 333
31Jules Guillemin, notice biographique de Benoit Fourneyron, Saint-Etienne, 1867
32Cette édition de 1819 est disponible et téléchargeable sur Google books
33Bernard Forest de Bélidor, Architecture hydraulique, ou l'Art de conduire, d'élever et de ménager les eaux pour les différens besoins de la vie , édition de 1819 avec les notes de Henri Navier, note dv, p.444 et surtout note ea p.451 et suivantes avec la Planche 4 du livre II chapitre 1
34Annales de Physique et de Chimie par MM. Gay-Lussac et Arago, Tome 26, 1824
35Annales de Physique et de Chimie par MM. Gay-Lussac et Arago, Tome 26, 1824
36Annales de Physique et de Chimie par MM. Gay-Lussac et Arago, Tome 26, 1824
37E-F Côte, Fourneyron contre Fontaine, La Houille Blanche novembre 1903 n°11. Côte tire l’essentiel de ses information du mémoire de l’avoué Mitouflet rédigé dans le cadre du procès en contrefaçon Fourneyron contre Fontaine , probablement rédigé en 1853.
38Jules Guillemin, notice biographique de Benoit Fourneyron, Saint-Etienne, 1867
39Côte, article cité, 1903
40 Armengaud, Traité théorique des moteurs hydraulique, 1858, p.289
41Côte, art. Cit. 1903
42Viollet, op.cit. 2006 p.146
43Tournaire, art. Cir.
44Turbine de Fourneyron
45Pierre-Marie Viollet, op.cit., p.140
46Pierre-Louis Viollet, Histoire de l’énergie hydraulique, Moulins, pompes, roues et turbines de l’Antiquité au XXe siècle, Presses de l'école nationale des Ponts et Chaussées, 2006
47Tournaire, art. Cit.
48Généalogie mise en ligne par Franck Charpine
49Communiqué par Franck Charpine
50Peut-être avait-il adopté auparavant sa nièce Hélène, deuxième fille d’Elisabeth, morte en bas âge (communication de Franck Charpine)
51Notice des anciens de polyrtechnique qui se réfère à Fr. Miquet, Recherches sur quelques Savoyards ,1907
52Communication de Franck Charpine.
53Marie et Emmanuel de Chambost, Les Chambost à Lépin, 2015 .
54Gérard Bellemin, Chapitre Lépin dans 1000 ans d’Histoire, op.cit.
55François Vermale, La vente des biens nationaux dans le district de Chambéry, 1912, p. 76-80
56Témoignage de Bernard de Chambost.